Share

La Terre Libre,4 septembre 1937

Ce n’est pas un spectacle bien réconfortant que le monde nous donne en ce moment.

En dépit des promesses les plus authentiques, les interventions tacites continuent en Espagne. Sous le pavillon espagnol ou sous le pavillon de nations qui n’ont pas accepté les règles de la non-intervention, le matériel allemand et italien peut librement affluer chez Franco et il ne s’en fait pas faute. À supposer que depuis quelques mois Mussolini n’ait débarqué de nouveaux contingents en Espagne, il a du moins maintenu ceux qu’il y avait envoyés. Il a célébré la prise de Santander comme une victoire italienne. Et il a poussé le cynisme jusqu’à décorer les douze généraux italiens qui y ont participé. Dans la Méditerranée, pendant ce temps, les sous-marins coulent sans avertissement les cargos qu’ils supposent destinés à l’Espagne républicaine, reprenant ainsi la tradition créée pendant la Grande Guerre par la marine de guerre allemande, mais avec cette aggravation que, sauf erreur, nous sommes en paix et qu’officiellement au moins la guerre d’Espagne est une guerre civile et non une guerre étrangère.

À son tour, le brasier d’Extrême-Orient ne cesse de s’étendre. La guerre a bien pu ne pas être déclarée entre la Chine et le Japon. Elle fait cependant rage partout à Shanghai, à Tien-Tsin, dans le nord-ouest, cependant que les avions nippons vont répandre la mort sur les villes plus populeuses — et les plus inoffensives — de la Chine, sur Nankin, sur Canton, bombardant pêle-mêle indigènes et européens qui peuvent s’y trouver, et risquant sans cesse de provoquer d’aussi graves incidents que celui qui s’est produit l’autre jour lorsqu’un pilote japonais a mitraillé dans sa voiture, bien loin pourtant du théâtre des combats, l’ambassadeur de Grande Bretagne en Chine, Sir Hugue Knatchbull Hugessen. Déjà depuis 1931, le Japon, par l’intrigue ou par la violence, a colonisé quatre immenses provinces du nord de la Chine. Il vient de lancer S6fl troupes sur deux autres. Et la menace d’une guerre sans merci avec la Chine ne l’arrête point dans son offensive pour essayer d’en annexer trois encore.

Tous ces événements sanglants ont soulevé dans les masses populaires de tous les pays une profonde horreur, c’est certain. Partout où se trouvent encore des hommes libres, c’est avec dégoût qu’ils ont assisté à ce progrès de la violence ; et c’est avec angoisse qu’ils se demandent si demain, ce n’est pas au cœur même de l’Europe que le fascisme, encouragé par des succès aussi faciles, va tenter de mettre en application ses méthodes de meurtre et de rapine.

Mais s’indigner ou s’effrayer c’est peu quand le monde menace d’être en flammes.

Ce qu’il faudrait c’est trouver le remède à l’envahissement du mal, c’est trouver l’obstacle à opposer au cataclysme qui se prépare.

Mais ce remède, cet obstacle, existent-ils ?

Oh ! Je sais bien que les conseils ne nous manquent pas.

Les nationalistes nous proposent toujours de « compter sur nos armes » et d’accroître nos forces militaires pour faire peur aux adversaires éventuels.

Parmi les pacifistes d’hier, nombreux sont d’autre part tous ceux qui engagent les gouvernements à « parler haut », à « être fermes », à menacer de la guerre tous les fauteurs de guerre, et à signer avec tous nos amis des accords militaires susceptibles de détourner de leurs desseins les chercheurs d’aventures.

Les meilleurs d’entre nous enfin mettent leur dernier espoir dans la SDN. Ils la supplient d’intervenir. Ils demandent passionnément à leurs représentants à Genève de dresser contre les bellicistes, les conquérants et les pirates le grand organisme de paix né de la pensée magnifique de Wilson.

Mais, derrière les mots, que valent tous ces avis si simples et si catégoriques à la fois qu’on nous prodigue ?

« Compter sur ses armes », « parler fort », « menacer de la guerre les fauteurs de guerre », tout cela ne signifie exactement rien quand on est un peuple de quarante millions d’habitants, profondément pacifique, en face d’une coalition belliqueuse près de trois fois aussi forte.

Doubler les pactes de paix que nous avons signés par des accords militaires, ou bien cela ne signifie rien, s’il s’agit seulement de prévoir l’application fort improbable du Pacte de la Société des Nations ; ou bien cela signifie que nous allons au-delà du Pacte de la Société des Nations, au-delà du principe de l’assistance mutuelle et que par conséquent nous en revenons au système des alliances d’avant-guerre qui, de la Triple alliance et de la Triple Entente, nous a menés à Charleroi et à Verdun. Merci.

Quant à la SDN, il faudrait beaucoup d’optimisme pour espérer d’elle autre chose que de grandes déclarations. Car elle n’est après tout que la somme des gouvernements qui la composent, et puisque les gouvernements ne veulent pas agir, comment la SDN pourrait-elle agir elle-même ? En dehors de l’URSS, qui pousse parfois le courage jusqu’à l’imprudence, le seul des pays sociétaires qui fasse preuve d’un peu de vigueur, c’est la France. Mais une fois de plus, la France seule n’est pas assez forte pour amener les trublions à résipiscence. N’attendons, par conséquent, point de miracles d’une Société des Nations qui, à l’heure actuelle, est manifestement hors d’état d’en faire.

Est-ce à dire cependant que tout soit perdu, et qu’aucun effort ne vaille d’être tenté pour sauver la paix en péril ?

Non. Mille fois non.

Mais ce dont l’opinion doit se rendre compte, c’est qu’entre une faiblesse qui laisserait le champ libre aux fascismes et une témérité qui leur donnerait l’occasion du « coup de chien » auquel ils ne répugneraient sans doute pas, la voie est difficile pour un pays comme le nôtre.

Il lui faut tenir compte de l’aveuglement, parfois prodigieux, des conservateurs anglais, de la peur panique qui anime les petits États de l’Europe centrale, du « neutralisme forcené » des pays nordiques.

En toutes circonstances, il lui faut chercher le point sensible qui peut permettre de rassembler les énergies défaillantes. Et tant qu’il ne l’aperçoit point, il lui faut se préparer par une grande patience à utiliser soudain les occasions qui peuvent s’offrir.

C’est ce qu’il a fait depuis quinze mois.

Peut-être n’est-ce pas éclatant ?

Mais dans un monde où les fautes successives de la France de Poincaré et de Laval, et de l’Angleterre de Lloyd Georges et de Baldwin ont permis à la montée du fascisme de mettre la paix en péril — sans parler des autres pays — il n’y a pas d’autre politique possible, pour sauver la situation, que ce cheminement épuisant, décourageant, mais profondément pacifique.

Et il n’est pas impossible qu’il trouve plus tôt qu’on ne croit sa récompense.