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Pierre Brossolette avait travaillé pendant ses missions sur une ambitieuse critique du marxisme en tant que sous-produit du rationalisme des Lumières (à rapprocher de celle bergsonienne), que sa stature d’intellectuel et normalien de haut vol permettait de croire respectable et qui aurait été jetée par-dessus bord lors du naufrage sur les côtes bretonnes ayant amené son arrestation.

Une lettre envoyé à des amis en témoigne et a été décrite par René Ozouf sur son livre Pierre Brossolette (1946): (…) Ainsi malgré les périls qui le menaçaient, Pierre gardait au surplus toute sa liberté d’esprit. Dans ses heures de loisir, il étudie même la philosophie et entreprend un important travail sur le marxisme travail dont. – on verra plus loin pourquoi, – il ne reste hélas ! d’autre trace que la lettre suivante écrite à des amis en vue de leur demander un travail de recherche bibliographique qu’il estimait indispensable, lettre que nous nous permettons de citer pour témoigner de sa persistante activité intellectuelle :

 » J’ai été frappé depuis très longtemps et surtout depuis la guerre, de l’erreur commise aussi bien par le libéralisme que par le marxisme dans la mesure où ils affirment la primauté de l’économique sur le politique. J’ai le sentiment qu’il y a dans toute la vie des peuples un côté passionnel qui ne s’explique ni par les intérêts immédiats ni par l’élaboration de ces intérêts sous la forme de passions matérialistes. Il y a des instincts de domination, de révolte, de refus, etc., qui tiennent à des racines de l’être plus profondes que l’intérêt alimentaire. Nous l’avons éprouvé pathétiquement dans toutes les grandes crises de ces dernières années (Munich, la Guerre, l’Armistice, la Résistance…) où c’est l’être tout entier qui a  » donné  » en chacun de nous.

Que ce thème soit judicieux ou non, là n’est pas le débat. C’est ainsi que je sens les choses, et pour moi, c’est l’essentiel. Mais ceci m’entraîne à la considération suivante : libéralisme et marxisme sont au fond des théories issues du rationalisme du XVIIIe siècle ; l’homme n’y est mesuré que par du quantitatif ou du spatial (besoins, travail, etc.)… L’élément passionnel irréductible et inanalysable qui donne les grands sursauts individuels et collectifs, y est complètement négligé ou n’y est considéré que comme un épiphénomène ou un reflet des intérêts matériels. À cet égard, la pensée politique européenne (exception faite du nazisme qui est une maladie réactionnelle) est en retard de cinquante ans sur la pensée philosophique et littéraire (de Barrès à Proust, Lawrence et Faulkner, et de Bergson à Freud).

 » Dans cette démonstration, j’ai bien en mains les points essentiels. Mais je n’ai pas le temps ni surtout les moyens de traiter les points suivants :

 » a) Le marxisme est un aboutissement du rationalisme. Le montrer historiquement par les sources de Marx (les  » économistes  » d’une part, Hegel et les  » idéalistes  » allemands de l’autre). Le montrer substantiellement par une analyse (sommaire) de la conception de l’homme et de l’esprit à travers l’œuvre de Marx.

 » b) Les marxistes ont si bien senti ce qu’avait d’insuffisant ce qu’on a appelé leur  » matérialisme  » et ce qui est en réalité leur  » atomisme rationaliste « , qu’ils ont essayé de construire une philosophie, voire une morale rétablissant le caractère humain de notre vie : c’est la tentative qu’on a appelée l’humanisme marxiste.

 » J’aimerais avoir :

 » 1° Une analyse de cet humanisme un peu plus développée que le simple résumé qu’en voici :  » Le XVIIIe siècle en brisant à la fois les entraves et les cadres (corporations, etc. …) de la vie des hommes a mis l’individu seul en face de lui-même. Le seul moyen pour lui de retrouver des solidarités qui l’empêchent de se sentir malheureux, c’est le sentiment de classe, le sentiment d’appartenir à une collectivité, etc. … « .

 » 2° Un jugement sur cette tentative… J’aimerais avoir sur ce sujet un dossier du pour et du contre.

Il doit y avoir sur les deux points quelques ouvrages où l’on doit pouvoir trouver quelque chose (les Éditions Sociales Internationales – E.S.I. – et la maison de la Culture étaient les grands tenants de l’humanisme marxiste). Il y a aussi de bons articles de Maublanc, – sur Hegel et Marx notamment – qui ont été publiés soit isolément soit en volume. Une rapide recherche bibliographique doit permettre de retrouver ça… «