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Le Populaire, Paris, 6 février 1939, p. 1 et 3.

Voici donc arrivée l’échéance que tant d’héroïsme avait tant de fois ajournée. La Catalogne libre est en train de vivre ses derniers jours, ses dernières heures peut-être. Maîtres de la Seo d’Urgel d’un côté, de Figueras de l’autre, les Navarrais, les Italiens et les Maures de Franco ne sont plus maintenant, sur toute la ligne de front, qu’à une vingtaine de kilomètres de la frontière française.

Ecrasée par la supériorité des effectifs comme par la supériorité du matériel, décimée par les avions et les canons fournis à Franco par Hitler et par Mussolini, l’armée républicaine, malgré la chute de Barcelone, a encore lutté quinze jours avec abnégation pour donner à des milliers de malheureux, qui ne se résignent pas à vivre sous une dictature installée par l’étranger, le temps de chercher un refuge en terre française. En ce moment même, les arrière-gardes continuent à se battre pour permettre au reste des troupes d’échapper au carnage et à la captivité en franchissant les cols des Pyrénées qui se sont maintenant ouverts à elles.

Au moment où cette armée vaincue pénètre sur le sol de notre pays, nous la saluons avec une amitié fraternelle. Libre à des hommes dont tout l’héroïsme consiste à passer des ordres de bourse, libre à des femmes dont le courage va jusqu’à bavarder tous les jours autour d’une table à thé, libre à tous ceux chez qui l’égoïsme de la richesse a tué à la fois le cœur et l’esprit, d’insulter à la défaite de cette poignée de déshérités qui se sont levés voici deux ans pour défendre leur idéal. Libre à des feuilles infâmes de se dégrader encore un peu plus en s’indignant de l’accueil réservé par notre peuple à ce qu’elles ne rougissent pas de nommer « l’armée du crime »… Peu importent ces bassesses. Ce sont celles d’une minorité honteuse. Ce ne sont pas celles de la France. Elles ne sauront atteindre des hommes qui se sont placés au-dessus de l’outrage en luttant pendant trente mois, sans souliers, sans armes et sans pain pour la liberté.

Oui, ces soldats vaincus, ces réfugiés brisés par la fatigue et la faim, ce sont les héros qui, le 18 juillet 1936, ont fait échouer l’insurrection militaire à Barcelone ; ce sont ceux qui se sont accrochés avec les mains aux tanks du général Goded4, et qui les ont arrêtés ; ce sont ceux qui, l’année dernière, ont sauvé Valence en réussissant l’extraordinaire exploit du passage de l’Ebre5 ; ce sont ceux qui du 23 décembre au début de janvier ont tenu pendant quinze jours en échec les formidables assauts des troupes italo-franquistes devant Artesa de Segre et Borjas Blancas ; ce sont ceux qui ont vu, avant-hier encore, l’aviation italienne sauvagement bombarder dans Figueras l’innocente cohue des réfugiés, dans laquelle chacun comptait sans doute une mère, une femme ou des enfants. Voilà les « soldats du crime » devant lesquels le monde entier devrait s’incliner.

Vainqueurs, ils seraient entrés dans l’histoire comme les volontaires de 1792. Vaincus, ils y entrent comme les héros de la Commune de Paris et de la Commune de Vienne6. En eux se perpétue la tradition des ouvriers qui sont tombés sur les barricades de 1871 et de ceux que les balles de la Heimwehr ont couchés sur les marches du Karl Marx Hof. Et la ferveur populaire les enveloppera de la même piété.

Que nul ne s’imagine, d’ailleurs, que leur sacrifice sera vain. Les martyrs ont plus fait pour la grandeur de l’Église que les papes. Les défaites ont plus fait que les victoires pour le développement du prolétariat. Franco peut croire qu’il a triomphé parce qu’il a conquis des ruines et des charniers. Mais la flamme, il ne l’a pas conquise. Il ne l’a pas éteinte. Elle reste vivante au milieu des survivants de l’armée catalane. Et tant pis pour ceux qui croient qu’elle mourra : ils la reconnaîtront lorsqu’elle illuminera le jour de l’inévitable revanche.