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otre temps

Notre Temps, 20 novembre 1927 – p. 91-92

Nos amis Jean Luchaire et Émile Roche ont posé, dans l’avant-dernier numéro de Notre Temps, la question des États-Unis d’Europe.

Ils ne m’en voudront certainement pas d’apporter aussitôt une brève contribution aux débats que leur article ne manquera pas de susciter et qui préciseront notre position à tous en présence d’un problème qu’il faut envisager de sang-froid.

Je ne suis pas de ceux qui refusent de croire les États-Unis d’Europe possibles, comme ils refusaient de croire une Société des Nations possible, pour cette simple raison qu’ils n’avaient point encore vu, dans l’histoire, de Société des Nations, et qu’ ils n’ont pas encore vu d’Etats-Unis dans l‘histoire de  l’Europe. Il me suffira de dire que cet absurde et facile déterminisme ne me convient point.

Je ne suis pas non plus de ceux qui redoutent l’avènement d’Etats-Unis d‘Europe parce qu’ils craignent de voir l’Allemagne assumer, dans leur direction, un rôle prépondérant. Si même cela m’était démontré, s’il m’était démontré que les États-Unis d’Europe peuvent assurer la paix et que, dans ces États-Unis, l’influence allemande doit nécessairement être prépondérante, je répondrais sans hésiter: que se réalise la paix par de tels Etats-Unis.

Je ne suis pas, enfin, de ceux qui écartent politiquement l ‘idée des États-Unis d’Europe, parce qu’ ils ont peur de voir cette tentative continentale gêner ou affaiblir l’institution quasi-universelle qu’est la Société des Nations. Étonnant manque de foi en la Société des Nations, et non moins étonnante incapacité à imaginer les moyens de créer des organismes régionaux au sein d‘un organisme universel!

Je ne crains donc pas qu’on me parle des États-Unis d’Europe.

Mais je veux, quand on m’en parle, savoir de quoi l’on me parle.

Et si l’on a pu me dire, jusqu’ici, de façon à peu près satisfaisante ce que pouvaient être, en Europe, des États-Unis, je dois avouer que jamais on ne m’a dit suffisamment dans quelle Europe pourraient se faire ces Etats-Unis.

Laissons même de côté la Russie, dont la Société des Nations se passe bien, et dont les États-Unis d’Europe pourraient peut-être se passer, eux aussi, à la rigueur.

Mais il y a l’Angleterre. Elle est un obstacle qu’on ne peut ignorer sans aveuglement et qu’on ne peut négliger sans légèreté.

Parmi les groupements qui se sont faits les champions des États-Unis d’Europe, les uns ont délibérément exclu l’Angleterre et leur construction, les autres l’y ont délibérément incluse ; d’autres enfin — et non des moindres — ont caché sous une verbeuse logomachie, leur incapacité à décider ce que deviendrait, dans cette conception généreuse, la Grande Bretagne.

Mais, exclusion ou inclusion, cela est vite dit. Encore faudrait-il savoir si la situation internationale permet ainsi d’exclure à volonté l’Angleterre de l’ Europe, ou de l‘y inclure.

Une chose déjà apparaît certaine. C’est que jamais l‘Angleterre ne se laissera aller à donner son adhésion à des Etats-Unis d‘Europe. Par tempérament national d’abord. Par nécessité ensuite. Car l’Angleterre, c’est encore — et pour longtemps encore, malgré de graves symptômes, la tête de l‘Empire britannique. La guerre a renforcé l‘importance politique des Dominions, résolument hostiles à toute obligation européenne; la guerre a renforcé la dépendance économique de l’ Angleterre vis-à-vis des Dominions qui occupent dans sa balance commerciale une place proportionnelle chaque jour plus grande; enfin, l’on peut être assuré que l‘Angleterre, si elle a établi déjà l’ébauche d’une préférence douanière impériale, ne va pas ruiner les avantages de ce système nouveau en participant au protectionnisme encore puissant du continent.

Peut-on donc songer à se passer de l’Angleterre? Certains le pensent. Nous sommes beaucoup à ne pas partager leurs espoirs. Il y a trop d’argent britannique en Europe, il y a trop d’influences britanniques dans la plupart des États européens, il y a trop d’intérêts économiques qui nous lient tous au commerce britannique pour que nous puissions nous bercer de l’espoir de réaliser sans Londres cette union douanière et ce pacte continental qui seraient à la base des États-Unis d’Europe.

Est-ce à dire qu’il faille renoncer à une solidarité européenne? Cette pensée est loin de moi. Je pense au contraire que cette réalisation, nécessaire à la paix, est prochaine. Et s’il plaît à certains d’appeler cette solidarité européenne « États-Unis d’ Europe », je n’ y vois nul obstacle. Je veux seulement qu’en parlant des États-Unis d’Europe on ne se donne pas l’illusion, et surtout qu’on ne donne pas à l’opinion l’illusion qu’ils seront plus qu’un renforcement salutaire de la solidarité européenne. Et je ne veux pas, par conséquent, qu’on laisse les peuples envisager d’autres moyens de renforcer cette solidarité que les moyens vraiment possibles, que nous aurons peut-être le loisir de développer plus tard, mais que nous devons indiquer déjà: des accords économiques par matières, entre un nombre de peuples variant avec chaque matière, comprenant Angleterre, lorsque c’est son intérêt, la négligeant lorsqu’elle s’en désintéresse; des accords multipliés d’arbitrage et de sécurité, particuliers ou généraux, selon les possibilités des diverses régions; un effort commun pour arriver au désarmement, en précisant les articles du pacte qui prévoient des sanctions collectives.

II y a là une tâche assez difficile déjà pour la soumettre à l’opinion dans son ampleur réelle et non sous le nom fallacieux d’États-Unis d’Europe.