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«Le chemin à suivre », discours à la BBC, 12 juin 1943, archives privées de Gilberte Brossolette.

Dans nos prochaines émissions du soir, à des intervalles et à des moments qui pourront varier pour parer à un brouillage systématique, vous entendrez une série d’appels à la lutte contre la déportation.

Ces appels, nous savons que jamais vous ne les trouverez trop nombreux ni trop pressants. Il suffit d’avoir été en France cet hiver pour ne pas ignorer que, depuis six mois, c’est la déportation qui est le grand et permanent sujet d’angoisse et de colère de la nation tout entière. Elle l’est parce qu’elle brise à la fois nos affections, notre honneur et l’avenir de notre jeunesse, de notre pays même. Parce qu’elle fait de centaines de milliers de nos fils et de nos frères des esclaves au service de l’ennemi, des esclaves à qui n’est même pas assuré le minimum de garanties vitales dont jouissaient, dans l’ergastule, les esclaves antiques.

Pour lutter contre cette déportation, nous savons que vous attendez de nous, précises, ardentes, des consignes impérieuses.

C’est un devoir devant lequel nous ne nous sentons aucun motif de nous récuser. Les hommes qui vous parlent d’ici, il faut la bassesse d’un Laval pour imaginer qu’ils n’ont pas qualité pour vous parler, parce que ce seraient des hommes qui ont fui le danger, ils ne sont pas des hommes qui ont fui le danger. Ce sont des hommes, qui l’ont cherché, qui l’ont cherché parmi vous, qui l’ont cherché ailleurs, et qui le chercheront encore quand il faudra, et où il le faudra. Ils peuvent vous parler le front haut.

Ce qu’ils vous diront, c’est ce que vous diraient les dirigeants de vos mouvements de Résistance, les dirigeants de vos organisations résistantes, s’ils pouvaient s’assembler derrière un micro pour vous donner des mots d’ordre communs de lutte contre la déportation. Pour eux, la conduite de cette lutte est ce qui est pour des gouvernements la conduite de la guerre elle-même. Elle implique un choix, un arbitrage entre des nécessités parfois divergentes, entre des urgences parfois contraires. D’un côté, garder le plus de Français possible sur le sol de la patrie et se refuser le plus possible à participer à la guerre allemande ; et, d’un autre, concentrer toute sa volonté sur la préparation de la bataille de la libération elle-même et ne pas se disperser d’ici là en manifestations qui peuvent coûter plus cher qu’elles ne rapportent. D’un côté, ne pas exposer de jeunes hommes à l’action sans avoir l’assurance qu’on pourra durablement leur trouver un abri ; et, d’un autre, développer l’esprit de résistance dans les masses, leur donner l’expérience du combat et exaspérer dès aujourd’hui l’armée d’occupation par une incessante guérilla. D’un côté, ne pas découvrir ses batteries et ses forces ; et, de l’autre, galvaniser la nation en multipliant les exemples d’audace et d’héroïsme. Voilà entre quelles modalités de la lutte les organisations de Résistance ont sans cesse à faire le point. Et vous savez, nous savons tous, que selon les moments et selon leur tempérament, chacune d’elles peut être plus ou moins fortement frappée par l’un ou par l’autre de ces aspects de l’action nécessaire.

C’est de cette réalité que nous devons nous inspirer nous aussi pour vous parler, nous qui vous parlons à tous, au nom de tous. Et c’est en fonction de cette réalité que nous vous disons :

Il faut par tous les moyens et toujours essayer de vous soustraire et de soustraire les autres à la déportation voulue par l’ennemi.

Cette action tenace et passionnée pour vous soustraire et pour soustraire les autres à la déportation, il faut qu’elle soit conduite avec le souci constant du résultat positif. Pas plus de bravades ou de coups de tête que de faiblesse ou d’indifférence. Tous les risques utiles, il faut les prendre, pour vous et pour les autres. Tous les risques supérieurs au résultat possible, il faut les peser sérieusement. Pas de bagarre pour la bagarre, pas de soulèvement général avant l’heure de l’action décisive. Mais une préparation minutieuse de vos interventions. Et chaque fois qu’un sabotage ou une manifestation peut vraiment permettre à dix, vingt, ou cent camarades de gagner un abri sûr, allez-y hardiment.

Il faut enfin ne jamais oublier que si l’on se soustrait à la déportation, ce n’est pas pour fuir l’Allemagne mais pour la combattre. Les réfractaires, il faut qu’ils soient décidés à devenir des combattants pour le grand jour. Il faut qu’ils rejoignent les groupements de Résistance. Il faut que les groupements de Résistance les prennent en charge et les encadrent.

Voilà, pour tous, le devoir. Jouer dur, jouer serré, penser toujours à l’intérêt confondu de la Patrie et de la guerre, et ne penser qu’à lui. Voilà le chemin qu’il faut suivre : il mène à la victoire.