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La Terre Libre, 7 septembre 1935

Inutile d’essayer d’anticiper sur les décisions du Conseil de Genève. Le débat s’est ouvert mercredi. Il n’est pas prêt de toucher à son terme définitif. Si l’Italie ne déclenche pas la guerre, on pourra se tramer avec plus ou moins de succès vers des tentatives d’arrangement et de compromis. Si Mussolini veut à tout prix sa guerre et qu’il passe à l’attaque dès que les conditions atmosphériques le permettront, alors la Société des Nations se trouvera en présence du problème des sanctions. Tout pour le moment dépend des intentions du Duce. Mais s’il recourt à la guerre tout dépendra alors de l’Angleterre et de la France : de l’Angleterre dans la mesure où elle ne renoncera pas à demander des sanctions ; de la France dans la mesure où elle fera ou ne fera pas échouer la demande de sanctions présentée par l’Angleterre.

En attendant que la situation se précise, je voudrais tâcher de procéder ici, avec les lecteurs de La Terre libre,et en toute franchise, à l’examen de conscience auquel la situation nous convie.

Plusieurs sentiments, parfois contradictoires, agitent à l’heure actuelle les masses populaires.

Le premier est l’indignation contre l’agression que l’Italie médite contre l’Éthiopie. Le même mouvement de colère qui a soulevé les travailleurs lorsque le Japon s’est jeté sur la Mandchourie, le même mouvement qui les soulèverait demain si l’Allemagne attaquait l’Autriche ou la Lituanie, le même mouvement qui les emporterait si un gouvernement insensé voulait entraîner notre pays dans une guerre d’agression, ce même mouvement porte aujourd’hui les masses à condamner, avec un infaillible instinct, la politique de rapine de Mussolini. Et leur dégoût est encore accru par leur haine et leur mépris du fascisme, par leur répulsion pour le chauvinisme et le militarisme du régime fasciste et par la certitude dans laquelle ils sont que toujours et dans tous les pays l’aboutissement normal du fascisme est la guerre.

Second sentiment, dont on ne peut contester l’unanimité dans les masses laborieuses : le sentiment que pour rien au monde nous ne pouvons accepter l’idée de participer à une nouvelle guerre. Trop de sang a été versé pendant cinq ans, trop d’hommes sont tombés dans une guerre atroce, trop d’anciens combattants et trop de jeunes gens se sont fait le serment de ne plus jamais tuer pour que l’opinion populaire ne manifeste pas une insurmontable aversion pour une nouvelle tuerie, quelle qu’elle soit. Sentiment renforcé par le fait que les féodaux et les négriers qui gouvernent l’Éthiopie ne valent pas la vie d’un seul ouvrier ou d’un seul paysan de chez nous. Sentiment renforcé également pas la profonde conviction où l’on est que le conflit italo-éthiopien n’est qu’un aspect de l’âpre bataille que se livrent de par le monde les impérialismes rivaux des grandes nations capitalistes. La France a conquis un empire colonial. L’Angleterre aussi. L’Italie en veut un à son tour. La France, qui n’a pas su limiter à temps ses armements et qui a favorisé ainsi la poussée du nationalisme hitlérien, s’est jetée dans les bras de l’Italie pour parer au danger allemand, a donné carte blanche à Mussolini pour mettre l’Éthiopie en coupe réglée. Même s’il s’agit de l’indépendance de l’Éthiopie, est-ce aux travailleurs français de payer les fautes de leurs gouvernements, et celles des gouvernements de Londres, de Rome et de Berlin ? Les masses qui ont toujours condamné le colonialisme, le militarisme, le nationalisme, est-ce à elles d’arbitrer aujourd’hui un différend créé par des colonialismes, des militarismes et des nationalismes rivaux ?

Voilà ce que se disent des milliers et des milliers de travailleurs pacifiques et pacifistes.

Mais ils savent aussi — et c’est là le troisième de leurs sentiments — que dans le monde de misère et de sang dans lequel nous vivons, la Société des Nations et l’organisation collective de la paix dont elle est le symbole et l’instrument constituent un progrès ; ils savent qu’en dépit de ses imperfections, la SDN est quand même un barrage contre la guerre en Europe ; ils savent que leur pays peut un jour être menacé par le délire de l’Allemagne hitlérienne et que ce jour-là nous aurons besoin de faire appel au Pacte de Genève et aux accords de Locarno qui en sont le complément pour détourner la menace ou pour y répondre. Comment, dans ces conditions, ne pas vouloir une stricte application du pacte ? Comment ne pas exiger des gouvernements qu’ils ne laissent pas le Covenant tomber en quenouille ? Comment ne pas être prêts à participer à des sanctions collectives contre l’agresseur, à ces mêmes sanctions que nous pourrons demander un jour si Hitler nous menace ? Plus clairvoyants que les professionnels patentés du patriotisme chauvin, les partis ouvriers et démocratiques ont senti cette impérieuse nécessité. Et ce sont eux qui défendent la paix et la sécurité du pays quand ils adjurent le gouvernement de ne pas commettre le crime de trahir le pacte.

Nous nous trouvons ainsi déchirés entre deux volontés inverses : la volonté de sauver la SDN, même par un recours aux sanctions, et la volonté de ne pas faire la guerre, même pour défendre la paix. Entre les deux, je dis qu’il serait malhonnête de rester dans l’équivoque. Il est impossible, par exemple, de réclamer des gouvernements la stricte observation du pacte tout en se disant qu’au dernier moment, on reculerait devant l’application de sanctions énergiques. La position serait commode. Mais elle est moralement intenable. En réalité, il faut se décider.

Pour ma part, je crois d’abord qu’entre les deux périls, il faut parer au plus certain et au plus immédiat. Actuellement, on peut être sûr que l’abandon des principes de Genève replongerait l’Europe dans l’état d’anarchie où elle était en 1914 et hâterait une nouvelle catastrophe mondiale. Il n’est pas sûr au contraire (bien loin de là) que l’application de sanctions à l’Italie entraînerait un conflit aussi grave que Mussolini se plaît à le proclamer. L’Italie, depuis dix ans, a déjà reculé assez souvent pour pouvoir reculer une fois encore. Donc, d’abord, défense du Pacte.

Par ailleurs, il n’est pas absolument impossible qu’en décidant des sanctions sévères, mais d’ordre exclusivement économique et financier, contre l’Italie, on arrive à la gêner assez pour la décourager, sinon pour la réduire à l’impuissance. Le résultat ne serait pas décisif. Mais il constituerait à l’actif de la SDN un succès comme elle n’en a pas connu dans les affaires de Mandchourie et du Chaco. Le Pacte serait donc sauvé. Et l’un des buts essentiels de notre action à l’heure actuelle serait ainsi atteint.

Ajoutons encore ceci : c’est que si la France (et, avec la France, la Russie) s’étaient officiellement et publiquement déclarées pour les sanctions, si maintenant encore, en plein accord avec l’Angleterre, elles se prononçaient pour les sanctions, la menace pour Mussolini serait telle qu’il capitulerait probablement sans tarder. Le risque à courir serait réel mais minime. Tant pis pour nous si nous n’avons pas su comprendre que c’était là le véritable chemin de la paix, pour aujourd’hui et pour demain !…