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Le Populaire, 23 août 1939 – p.3

S’il est un article que je me félicite d’avoir écrit, c’est celui que j’ai consacré hier à la conclusion de l’accord économique germano-soviétique avant d’avoir reçu l’annonce de la conclusion imminente du pacte de non-agression Hitler-Staline. Dans l’espèce de silence, officieux chez les uns, complice chez les autres, qui avait accueilli la nouvelle du traité de commerce entre l’URSS et le Reich, il m’était impossible, en conscience, de dissimuler la défiance que m’inspirait l’aboutissement suspect de cette négociation de derrière la coulisse. Le souci de préserver ce qui pouvait subsister des pourparlers anglo-franco-soviétiques m’a amené à le faire avec une extrême modération et une grande générosité pour les dirigeants soviétiques. Je pense cependant que l’article était clair et qu’on ne pouvait se méprendre sur la défiance dont il témoignait. Cette défiance répondait d’ailleurs à celle que m’avait fait depuis longtemps concevoir l’attitude des négociateurs soviétiques, et qui m’avait valu les injures flatteuses de L’Humanité. Si certains pouvaient croire que les événements n’avaient pas encore jugé, voilà qui est fait maintenant.

On aurait pu espérer du moins qu’après les nouvelles d’hier ceux qui ont aveuglément et agressivement soutenu la politique soviétique au cours de ces derniers mois se dispenseraient de célébrer un rapprochement germano-russe qui accroît les chances de guerre pour notre pays et l’expose plus sûrement à combattre aux côtés de la Pologne et de l’Angleterre, tandis que les Soviets épilogueront sur les termes de leur pacte avec l’Allemagne hitlérienne.

Après avoir, pendant des mois et des mois, pris la tête du mouvement de résistance farouche au fascisme en se réclamant du puissant pays qui traite maintenant avec Hitler au moment du danger, ils auraient dû se faire une règle impérieuse d’un minimum de décence.

Dans un article qui arrive à la fois à être un monument de cynisme et un monument d’hypocrisie, Aragon, cependant, exalte sans rougir dans Ce Soir le « succès de la politique de paix de l’URSS ». Gitton et Hénaff viennent à la rescousse dans les colonnes voisines. Et leurs congratulations sans pudeur se retrouveront sans doute ce matin, sur ordre, dans L’Humanité.

Il paraît qu’en brisant le Front de la Paix et en « imposant » à Hitler un pacte qui comble ses vœux les plus insensés, la « politique stalinienne de paix » vient de remporter un « triomphe ». Quant au sort de la Pologne, et à celui de la France, solidaire de la Pologne comme les leaders communistes n’ont jamais cessé de le demander, qu’importe ? Seuls comptent les « succès » de Staline et de sa « politique ».

Il paraît aussi que la classe ouvrière française « de plus en plus inquiète à mesure que s’affirmaient les dangers de guerre » ne peut que donner son approbation à l’initiative soviétique qui « contribue au recul de la guerre ». Admirable contribution, en effet, que celle qui peut demain décider Hitler à l’agression devant laquelle il hésitait sans doute encore ! Il n’y a qu’à imaginer avant-hier, à la même heure, l’annonce de la conclusion imminente d’un pacte de non-agression anglo-allemand ou turco-allemand pour se rendre compte que le mot « trahison » aurait été le plus modéré des mots employés par Aragon, Hénaff et Gitton. Mais pour l’URSS ce n’est évidemment pas la même chose.

Enfin, pour le cas où ces explications ne nous séduiraient pas, Aragon et ses amis nous en offrent une troisième. Celle du chantage. La décision qu’ont prise les Soviets de conclure un pacte de non-agression avec Hitler serait une « leçon » pour les démocraties. Elle constituerait un acte de pression pour les déterminer à mendier plus humblement encore auprès de l’URSS son adhésion au Front de la Paix qu’elle vient de torpiller.

J’ai dit hier les sentiments qu’inspirait une pareille interprétation de l’accord commercial germano-soviétique. S’agissant maintenant du projet de pacte de non-agression entre Berlin et Moscou, je dis aujourd’hui que si cette hypothèse incroyable était croyable elle forcerait à accuser le gouvernement soviétique à la fois de démence et d’ignominie. Car, poussé à un certain point, le chantage est un procédé de gangsters et, devant un péril qu’il peut rendre plus immédiat pour des millions d’êtres, il devient une folie. Est-ce ainsi qu’Aragon, Hénaff et Gitton veulent nous forcer à envisager la politique soviétique ? Ce serait vraiment un comble.

Parlons donc sérieusement: c’est le moins qu’exige la situation.

Staline a pu porter un coup redoutable à la sécurité française.

C’est son droit: il est Russe.

Mais quand on prétend parler au nom d’une fraction de la classe ouvrière française, on n’a pas le droit de plaider pour cet exploit.

Et encore moins d’y applaudir impudemment.