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Notre Temps, « Deux générations d’après-guerre: 1830-1930 », 15 mai 1930 – col. 450-452

Je crains de surprendre un peu en parlant, du pessimisme de notre temps. Ce n’est pas à ce signe que notre génération s’est reconnue jusqu’à présent, ni sous ce jour qu’on nous a considérés.

Nous en sommes peut-être les premiers responsables : ne nous sommes-nous pas définis beaucoup plus par nos intelligences que par nos cœurs ? N’avons-nous pas confronté nos idées, nos conceptions, nos doctrines beaucoup plus que nos âmes ? Nous avons ainsi donné le change sur nous nous nous le sommes sans doute donné à nous-mêmes.

Occupés à penser et à agir, nous avons oublié que nous sentions aussi. Nous avons cru et nous avons fait croire à notre sécheresse, à notre matérialisme, à notre positivisme. Erreur profonde, mais naturelle : nous nous sommes trouvés jetés dans la vie publique à un moment où il y avait un grand vide à combler, ce vide laissé par nos aînés qui sont partis et à qui la mort n’a pas permis de revenir ; très jeunes, obligés de chercher dans quel sens orienter l’action à laquelle nous étions irrésistiblement entraînés, nous avons reconnu la prédominance de l’économique sur le politique, des chiffres sur les sentiments, des réalités sur les désirs et les rêves, et nous avons vu le péril mortel qu’il y aurait à ne pas faire du réalisme une ligne de conduite intangible dans la vie publique.

C’est sous ce signe que nous nous sommes réunis et que nous sommes allés à la bataille. Surpris de cette entrée en scène et secrètement désapprobateurs, les anciens ont un peu forcé la note. C’est à eux que nous devons la réputation sur laquelle nous vivons de n’aimer que l’argent et la mécanique, la richesse et la vitesse, et d’être aux antipodes du romantisme, au moins dans ce qu’il avait de généreux et de profond.

J’ai, pour ma part pressenti depuis très longtemps le malentendu auquel nous allions tout droit en sonnant le ralliement au réalisme et, voici bientôt deux ans, je crois, j’ai dit à Jean Luchaire (qui d’ailleurs s’apprêtait à faire dans soit livre Une génération réaliste une mise au point analogue) quelles réserves je faisais sur le mot et sur la chose, parfaits pour désigner notre façon d’envisager les problèmes de la vie publique – parce qu’elle est elle-même de plus en plus fondée sur Ia vitesse et sur l’argent -, mais absolument faux pour donner une idée de notre vie profonde, de notre vie spirituelle, morale et sentimentale. J’étais sûr que nous le sentirions tous les jour où, après avoir donné de toutes nos forces le départ indispensable et urgent à notre conception de la politique nouvelle, nous trouverions un instant pour nous remettre en face de nous-mêmes, en face de nos âmes, si les sceptiques et les cyniques veulent bien nous permettre de penser et de dire que nous avons des âmes. Et je crois que l’événement commence aujourd’hui à me justifier, si j’en juge du moins par quelques-unes des œuvres les plus marquantes qui nous ont été données depuis deux ans par des hommes de notre génération, eu France ou ailleurs : celles de Julien Green, celles de Drieu la Rochelle, le Bon Apôtre de Philippe Soupault et plus récemment, le livre étonnant qu’est la Vaine Équipée de Norah Jones, interdit en Angleterre sous le titre de Sleeveless Errand.

Nous voici, avec tous ces livres, avec la Vaine Equipée surtout, très loin du réalisme qui nous a rassemblés dans la vie publique. Non pas par la technique qui, elle, est étrangement réaliste, qui suppose une observation aiguë et lucide de la vie intérieure et qui l’exprime par une facture dépouillée et incisive. Mais par l’inspiration qui révèle une aversion prodigieuse pour le prosaïsme et le mécanisme, vie matérielle et pratique qui nous est faite, un désir passionné d’absolu et de certitude, une souffrance amère à la constatation que tous les idéaux qui avaient cours à la veille de la guerre ont été tués ou déracinés par le spectacle démoralisant de ces quatre ans de massacre bestial et que nous n’arrivons pas à nous en reconstruire qui nous paraissent valoir la peine d’être aimés, poursuivis et servis.

N’est-ce pas cela qui pousse l’héroïne la Vaine Equipée à son suicide lucide et délibère ? N’est-ce pas la conscience de son insupportable misère morale, de l’absence de toute « valeur » spirituelle en elle, et du dégoût désespéré que lui inspirent les artifices par lesquels elle a essayé de pallier ce néant, l’alcool qui l’a ravagée jusqu’aux moelles et l’amour qui l’a inévitablement déçue ?

Ai-je tort de généraliser et de dire que notre génération, si elle fait un retour sur elle-même, reconnaîtra ses propres angoisses dans celles de l’héroïne de la Vaine Équipée ? On a toujours tort de généraliser, surtout sur de types littéraires qui sont, par nécessité des types extrêmes. Nous ne somme, Dieu merci, pas tous névrosés, et je suppose que ceux qui iront faire un plongeon définitif du haut de Beachy Head seront, parmi nous, en assez peut nombre. Soyons pourtant sincères avec nous-mêmes. Nous n’avons pas fait la guerre; mais nous l’avons vue, à un âge où nous, savions déjà voir beaucoup de choses. Avec elle, nous avons cru toucher le fond : l’immense tristesse des vains sacrifices, la hideur de l’acharnement et de fa férocité, l’ignominie de certaines lâchetés et de l’affairisme général, nous avons compris tout cela, qui a miné pour longtemps en nous la croyance en la bonté du monde et en la beauté de la vie. Du moins avons-nous cru intensément à la fin du conflit inexpiable,que nous pourrions, sur les ruines de l’optimisme passé, reconstruire un monde nouveau, qui serait à nous.

Certains ont cru à Fardent : ils savent aujourd’hui qu’il faut parfois s’abaisser un peu loin pour en gagner, et ils savent aussi, après dix ans d’expérience, que la fortune est un moyen, mais qu’elle n’est pas un idéal; d’autres ont mis leur foi dans l’action qu’ils croyaient pouvoir exercer sur la destinée des peuples; ils se demandent maintenant si les difficultés et les lenteurs de l’œuvre n’auront pas raison de leur courage et de leur patience; d’autres enfin ont attendu leur salut de l’amour; cela ne leur a pas réussi à tous, et entre ces hommes trop jeunes et ces femmes sorties trop tôt pour prendre leur part dans l’âpre lutte pour le honneur, il y a eu plus de ruptures douloureuses que d’ententes miraculeuses. La guerre, qui a démoli toutes nos croyances anciennes, nous avait laissés avec un prodigieux besoin d’idéaux nouveaux et d’absolus qui donnent un sens à notre vie. Dix ans après, nous nous regardons nous-mêmes, nous regardons les camarades, nous regardons nos illusions mises en pièces; nous regardons l’effroyable gâchis des cœurs et des foyers. Et je me demande si notre génération ne trouve pas son désarroi actuel aussi humiliant, après tout, que l’écœurante mêlée de la guerre contre laquelle toute sa sincérité et toute sa bonne volonté se sont insurgées naguère.

Par là notre temps rejoint l’un des aspects essentiels du romantisme, celui qui a précédé les enthousiasmes de Hugo, ou qui leur a échappé. Même inquiétude, même crainte de découvrir un jour le vide de l’âme et le néant de la vie, recherche angoissée de quelque chose qui en vaille la peine. Notre génération n’a pas encore une claire conscience de celle évolution qui se produit en elle. La paresse de nous étudier, le manque de temps, des réussites matérielles souvent brillantes, la joie de sentir nos cerveaux travailler vite et net entretiennent encore notre élan et notre optimisme du lendemain de la paix. Les symptômes de la crise se font jour pourtant ; les plus sincères des jeunes hommes de notre temps, se regardant et regardant autour d’eux, constatent la grande misère morale de notre époque ; un courant de pessimisme va traverser l’arrière matin de notre génération comme il a traversé l’aube du romantisme.

Seulement les modes de ce pessimisme et ses moyens d’expression demeureront, eux, à l’opposé des modes et des moyens dépression du pessimisme romantique. Pourquoi ? Une foule de facteurs y contribueront, certains dépassent le cadre de notre génération et résultent de l’évolution générale de notre civilisation : notre culture n’est plus aussi littéraire qu’il y a cent ans et les sources qui renouvellent notre inspiration – le modernisme américain et l’exotisme nègre – ont sur nous une influence contraire à celle qu’ont pu avoir sur le romantisme français les maîtres allemands, Mais les raisons essentielles de notre façon de sentir et de traduire sont bien propres à noire temps ; la première est cette discipline de travail que nous a Imposée le contact rapide avec une vie publique terriblement positive, cette précision, cette lucidité, qui sont aux antipodes du flou et de l’effusion romantiques : la seconde est la nécessité où la plupart d’entre nous se sont trouvés de travailler durement ; les romantiques avaient du temps ; nous n’en avons pas ; l’expression de leur âme a ainsi pu être poétique parce que la poésie ne peut naître que du loisir ; la traduction de nos pensées et de nos souffrances sera réaliste et directe, parce que nous n’aurons pas le temps de rêver après avoir constaté.

Le pessimisme de notre temps est donc quelque chose de tout à fait original et particulier. Et il sera peut-être l’expression la plus pathétique de notre génération, parce qu’il unira les deux forces contradictoires prodigieuses qui s’affrontent en elle : son réalisme et son romantisme, Elles se heurtent, mais elles sont inséparables, et elles se renforcent. La lucidité des cerveaux accroît la conscience du malaise des âmes : l’inquiétude des cœurs accentue la position réaliste prise dans la vie. Car si cette génération est entrée dans l’existence « coudes au corps et mâchoires serrées », ce n’est peut-être pas par arrogance ou par ambition sans frein : si c’était par peur – par peur du néant et du médiocre – et par une sorte de dernier espoir de trouver quelque chose à quoi se raccrocher?