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15 juin 1943

Discours à la BBC, 15 juin 1943

Il y a trois ans exactement, le 15 juin 1940, arrivait à Bordeaux un gouvernement français qui avait dit : « Nous nous battrons devant Paris, nous nous battrons derrière Paris, nous nous enfermerons dans une de nos provinces, et si nous en sommes chassés, nous irons en Afrique du Nord et au besoin dans nos possessions d’Amérique… »

Le 15 juin à Bordeaux, vingt autres hommes qui prétendaient être un gouvernement, et Français, qui n’avaient voulu ni se battre devant ou derrière Paris, ni s’enfermer dans une de nos provinces, ni s’en aller dans notre Afrique ou dans notre Amérique signaient, dans ce qu’ils appelaient l’honneur, un armistice qui fermait à la fois pour la France les portes de son passé et celles de son avenir.

Cette escroquerie sans exemple, qui a failli nous coûter jusqu’à notre existence nationale, si vous ne savez pas exactement comment elle a été machinée, lisez donc les petits panégyriques que se sont alors hâtés d’écrire, pour leur propre louange ou pour celle de leurs patrons, les fossoyeurs de la France et leurs sous-fossoyeurs. Bien sûr, il y a trois ans, aucun de nous n’a eu le cœur de lire cette littérature ignominieuse d’un Reibel ou d’un Montigny : nos blessures étaient trop vives pour supporter un pareil contact. Mais aujourd’hui, l’espoir, que dis-je, l’espoir ? la certitude les a déjà suffisamment cicatrisées pour qu’on puisse tolérer ers récits fanfarons de la grande trahison de la France.

Lisez-les donc — si leurs auteurs n’ont pas eu la sagesse de les retirer de la circulation. Et voici ce que vous y verrez.

Vous y verrez qu’il n’y a pas une seule ligne de ces livres, qu’il n’y a pas un seul instant de cette période où ceux qui s’étaient emparés du pouvoir aient songé à ce dernier quart d’heure qui est celui des grandes victoires, à ce dernier quart d’heure qui amène un Desaix à Marengo ou qui amène sur le flanc découvert de von Kluck les taxis de la Marne. Pas un instant, ils n’ont évoqué cet impossible qui est toujours possible : pas un instant ils n’ont envisagé ces gestes de désespoir par lesquels seuls se rouvrent les espoirs. Forcer le destin comme un de Gaulle l’a fait le 18 juin ? Mais il n’en était pas question : il ne s’agissait point de sauver la France. Il s’agissait de liquider un régime, et une politique. Il s’agissait de les liquider vite, très vite, car sait-on jamais ? Il y avait trop longtemps que ces messieurs attendaient. Cela faisait presque trente-cinq ans que Maurras attendait la divine surprise, presque vingt-cinq ans que Laval attendait que se lève l’étoile de Zimmerwald et de Kienthal. La France vaincue, c’était une occasion qui ne se retrouverait pas de sitôt. Il ne fallait pas la laisser échapper.

À un pays désemparé, on a multiplié les slogans mensongers. On lui a dit : la guerre est perdue — comme si elle n’allait pas être gagnée demain. On lui a dit : la démocratie a perdu, il faut qu’elle paie — comme si, demain, ce n’étaient pas les dictatures qui allaient payer, après avoir perdu. On lui a dit : on ne sert pas son pays en le quittant — comme si naguère un roi que l’histoire a justement appelé le roi chevalier n’avait pas sauvé la Belgique en la quittant, comme si aujourd’hui la Hollande, la Norvège, la Grèce, la Pologne, la Tchécoslovaquie et la France n’allaient pas être sauvées par les souverains ou par les hommes qui en ont quitté le sol, pour en préserver l’âme.

Lisez tous ces récits d’une période où les escamoteurs du pouvoir n’ont rivalisé que de zèle à hisser le drapeau blanc sur leur pays anesthésié. Et puis fermez les yeux et songez à ce mot magnifique de Koenig. C’était à la fin de la bataille de Bir Hakeim. Il ne restait plus à la première brigade des Forces françaises libres qu’à percer ou à mourir. Et Koenig le savait mieux que personne. Et pourtant, lorsqu’il aperçut à la jumelle, dans les lignes allemandes, le drapeau blanc des parlementaires qui allaient venir lui parler de capitulation. son premier mouvement fut de s’écrier : « Tiens, les voilà qui i se rendent ! »

L’opposition de ces deux images, celle des lâches qui n’ont jamais cru qu’à notre défaite, celle de leur pays et celle des héros qui n’ont jamais cru qu’à une défaite : celle de l’ennemi, voilà la leçon de 1940. Puisse la France de demain ne jamais l’oublier.