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Pour les moins de trente ans d’aujourd’hui

Notre Temps, 29 juillet 1933

 col. 631 à 639

Nous avons trop parlé de notre génération lorsqu’elle s’est trouvée aux prises avec celle qui la précédait pour ne point parler de celle qui nous suit, au moment où nous la sentons se dresser sur nos pas.

Il y a aujourd’hui un problème de la jeunesse. Et cette jeunesse, ce n’est plus la nôtre, qui nous fuit. C’est celle des adolescents qui sortent des lycées et des facultés et qui sont, à leur tour, la « jeune génération ».

Ces jeunes gens, Emmanuel Berl en parle dans le Discours aux Français qu’il publie dans Marianne et dans Europe. M. Marcel Prévost en parle aussi dans une enquête dont il a tiré les conclusions au Journal. Entre autres choses, l’honorable académicien a découvert en elle une véritable fureur, « la fureur d’une génération que ses devanciers ont volée » et qui les accuse d’une véritable « félonie ».

« Est-ce aux combattants que vous pensez ?» a aussitôt demandé le patriotisme ombrageux de M. de Kérilis.

M. Marcel Prévost est prudent. « Dieu m’en garde », a-t-il répondu. Et pour qu’aucune suspicion ne puisse peser sur lui, il a précisé dans une lettre à l’Écho de Paris:

« Jamais je n’ai entendu proférer [dans la jeunesse autour de vingt ans] la moindre revendication contre les guerriers de 1914-1918. Pour les très jeunes d’à-présent, ceux-ci appartiennent à un passé glorieux, mais lointain, qui se résume en ces mots : « Sacrifice, héroïsme, victoire. »

À peu près ce que représentaient, pour les grands garçons de 1835, par exemple, l’épopée napoléonienne.

La génération à laquelle ces adolescents demandent des comptes est celle que leur âge libéra des écoles juste après la paix…, celle qui participa à l’effervescence après l’armistice et ne se mit à l’œuvre qu’après la stabilisation. Ce fut elle qui, la première, se déclara moderne et adopta comme exemple et comme idéal l’exemple et l’idéal des Américains. »

En dépit d’inexactitudes visibles dans ce portrait sommaire, force nous a été de nous y reconnaître. Peut-être pourrions-nous demander où M. Marcel Prévost a découvert cette fureur dont les échos ne nous étaient encore parvenus qu’assourdis. Mais ne disputons ni sur les mots ni sur leur excès. Le fait est que derrière nous il y a une génération, et qu’elle n’est pas heureuse. Elle se plaint et elle accuse. Je voudrais, devant elle, justifier la nôtre, et dire à ces adolescents ce qu’a voulu faire, avant eux, et ce que voudrait faire, avec eux, une génération qui a été jeune en 1920, et qui n’est pas encore tout à fait vieille.

Gros sous

Je connais bien cette génération. J’en suis. J’ai participé profondément à sa vie, à son effort, à son espérance. Jean Luchaire a exalté ses mérites. Il n’ignore pas ses défauts. Je ne les ignore pas non plus. Et je ne serais pas disposé à les taire dans ce bref examen de conscience auquel il nous invite aujourd’hui. Je ne pousserai tout de même pas le masochisme jusqu’à les exagérer. Et franchement je ne crois pas qu’elle soit coupable de tous les crimes que lui impute M. Marcel Prévost, ni qu’elle mérite les reproches qu’il prête, contre elle, aux jeunes gens qui la suivent.

On ne peut pas caractériser cette génération en disant qu’elle a eu toutes les facilités et en l’accusant d’avoir pris toutes les places et de vouloir les garder.

D’abord ce n’est pas vrai. Notre génération n’a pas uniformément « réussi » au sens matériel où peut l’entendre M. Marcel Prévost. Elle a follement travaillé. Beaucoup d’entre nous ne se souviennent pas d’avoir, depuis 10 ans, pris beaucoup de repos. À de rares exceptions elle est rentrée dans la vie sans un sou. Avant la guerre (et déjà l’on peut constater un retour à ce bienfait), les familles, même de la plus petite bourgeoisie pouvaient aider financièrement les garçons au début de leur carrières, et le filles lors de leur mariage. Notre génération a eu le privilège de voir les revenus de ses parents diminués par la guerre et volatilisés par l’inflation. Elle a dû se débrouiller seule. Elle a profité, certes, du grand vide creusé dans toutes les carrières par la mort d’un million et demi de soldats. Elle le sait. Elle sait aussi qu’elle a compensé cette ascension rapide par des charges énormes et joyeusement consenties. Jamais les hommes ne se sont mariés aussi jeunes qu’au lendemain de la guerre. Jamais ils n’ont fondé, si jeunes, des foyers dont la charge pèse sur eux même lorsque le mariage a fini par une séparation. Il y a eu, dans notre cas, plus d’aventure, plus de risque que chez les générations d’avant la guerre et que chez la génération qui nous suit, il y a eu plus de succès rapides; mais aussi plus d’accidents, plus d’échecs amers, plus de déceptions. Les faillites ont compensé — et expié — les départs foudroyants.

Laissons d’ailleurs ces questions matérielles. Elles comptent, certes, et je dirai tout à l’heure qu’il serait criminel de ne pas aider la jeunesse, au cas où se prolongerait la passe difficile dans laquelle elle se débat et dont le décret Chéron est l’éclatant symbole. Elles ne sont pourtant pas tout. Elles ne sont même pas l’essentiel. Ce que les générations se reprochent le plus volontiers, ce n’est pas leur succès, mais leur esprit. Si les jeunes critiquent quelque chose chez ceux de leurs aînés qui sont « arrivés », ce n’est pas leur arrivée mais leur arrivisme. Parce que cette génération, en se proclamant « réaliste », s’est elle-même exposée aux inconvénients d’une amphibologie malheureuse, ils la croient peut-être égoïste, matérialiste et prête à barrer la route après l’avoir ouverte. Problème moral qui domine le problème matériel.

Nous avons essayé

Il y a trois ans, dans le numéro spécial que Notre Temps a consacré à 1830-1930, j’avais déjà eu l’occasion de dire que telle n’était pas la génération d’après-guerre pour peu qu’on veuille bien dépasser les apparences et pénétrer jusqu’à la vie profonde qui s’est cachée derrière son allure positive et conquérante. Les échos que j’ai recueillis de cette étude m’ont prouvé que je ne m’étais pas trompé. Cette génération a été ardente, et elle a été malheureuse. Ce qui l’a marquée, c’est d’avoir ouvert les yeux sur un monde en folie. Elle n’a pas connu l’avant-guerre, avec ses certitudes trompeuses, sa foi dans le progrès, son intellectualisme tranquille et sa morale toute faite. Dès que nous avons regardé autour de nous, c’est le plus effroyable gâchis que nous avons vu: la guerre, avec ses vies sacrifiées, ses souffrances mortelles, ses mensonges, sa haine et sa férocité; la paix, avec son absurdité, sa violence et ses rodomontades patriotiques; l’après-guerre, avec ses appétits, ses combines et sa médiocrité. Nous avons enveloppé dans une même aversion le nationalisme et le pacifisme d’avant-guerre, qui ont fait faillite le 2 août 1914, la morale christiano-kantienne au nom de laquelle on s’est massacré pendant cinq ans, l’héroïsme qui a alimenté la guerre et la platitude d’une vie quotidienne, le jour où chacun n’a plus eu que des soucis domestiques ou personnels, la littérature fleurie d’Anatole France et de Barrés, et le vocabulaire grotesque de la « république démocratique et sociale »: « Honneur, patrie, humanité, progrès et vérité en marche. »

Nous sommes entrés dans la vie à un moment où la mort seule avait de la grandeur, mais où elle était absurde.

La détresse qu’a traduite la littérature anglaise et allemande mieux que la nôtre, nous l’avons ressentie, nous aussi. Cette révolte, elle a été la nôtre. Plus heureux que les Allemands, moins surpris que les Anglais par ce brusque écroulement des valeurs traditionnelles, nous avons essayé d’en sortir en nous construisant un idéal tout neuf, de combat, de construction, de révolution. Nous avons cru à une vie intense, à un travail acharné, à des mariages d’amour plutôt que de mariages de raison. Nous nous sommes rués dans la construction de ce monde nouveau. Nous avons passés par dessus les échecs, les déceptions, les amertumes. Et quand le mépris nous est venu de l’argent que nous avons gagné quand des foyers fondés trop tôt se sont disloqués, quand nous sommes retombés dans la solitude morale et le nihilisme sentimental auxquelles avaient cru échapper nos vingt ans, quand nos cœurs sont devenus pessimistes, un espoir nous a pourtant raccrochés à la lutte : l’espoir que dans l’action au moins nous réussirions, et que sur la ruine de vieilles idéologies hervéo-nationalistes nous arriverions du moins à construire une organisation internationale et sociale assurant à chacun la paix et le pain – c’est-à-dire le droit de souffrir sans être détourné de la souffrance par la guerre ou par la faim.

Avec des nuances, des divergences qui se sont traduites par notre adhésion à des partis politiques différents, nous avons maintenu par-dessus nos angoisses individuelles, l’idéal commun de notre action: la paix par le rapprochement international, et le bien-être par l’économie collective. Cet idéal, les deux termes en étaient indissolublement liés, la collaboration internationale assurant a chaque pays le minimum de prospérité indispensable aux grandes révolutions; et la rénovation interne des États rendant chaque jour plus aisée et plus étroite la coopération des peuples. En face du libéralisme et du nationalisme, nous avons dressé ce programme d’organisation internationale et de transformation sociale. Nous nous sommes battus pour lui. Nous nous sommes battus pour ce qui en était la condition indispensable : le rapprochement franco-allemand. Nous avons lutté pour la SDN, pour Locarno, pour le désarmement, pour la liquidation financière de la guerre, pour l’Union européenne, pour la révision des traités. Les jeunes gens qui nous suivent auront peut-être des griefs contre nous. En tout cas ils ne pourront pas nous reprocher de ne pas avoir livré pendant dix ans la bataille la plus acharnée, la plus difficile et je dis la plus désintéressée, pour l’idéal trop haut dans lequel s’est traduit notre refus du nationalisme, de la guerre, de l’optimisme bourgeois et du conformisme intellectuel et moral.

Peut-être, à certains moments, avec plus ou moins d’optimisme, avons-nous pu croire que nous avions réussi — au moins par personnes interposées. Les élections de 1924 ont été l’un de ces moments. Puis Locarno. Puis le règne incontesté de Briand sur l’opinion française. Nous voici maintenant en 1933. Et tout s’est écroulé. Le mot international et le mot socialisme suffisent à provoquer les rires. Les Internationales se dissolvent, la SDN est morte, l’Union européenne est une dérision et le désarmement une blague. L’autarcie est devenue le dogme d’un monde économique où l’on ne parle plus que de barrières douanières, de contingentements et de bataille monétaire. L’Allemagne est plus loin que jamais de la France. Partout une extraordinaire marée nationaliste a submergé les peuples. Les masses ne répondent plus qu’à l’appel national. Les « Français, garde à vous » font écho aux « Allemagne, réveille-toi ». Et les seules doctrines qui agissent aujourd’hui sur les foules sont juste celles qui s’opposent le plus directement aux nôtres, puisque les fascismes mêlent exactement ce dont nous ne voulons point : le nationalisme et l’oppression des travailleurs devant l’État capitaliste.

C’est donc fini pour le moment.

Nous sommes battus.

Et si les jeunes nous reprochent de trop rapides succès, ils se trompent. Ce dont nous leur devons compte, c’est de notre défaite.

Nous aurions mauvaise grâce à dire que si nous avons échoué, ce n’est pas notre faute. On a toujours tort d’être vaincus. Pourtant nous ne nous croyons coupables ni de lâcheté, ni d’erreur. Nous nous sommes battus tant que nous avons pu, et nous sommes prêts à continuer. Nous avons cru à notre idéal, et nous y croyons encore. Au lendemain du triomphe fasciste en Italie, en Allemagne, en Autriche, à la veille, peut-être, d’un triomphe analogue chez nous, nous croyons encore que l’internationalisme est supérieur au nationalisme, et que le socialisme est supérieur au capitalisme, même quand ce capitalisme est d’État. Et toujours nous le croirons — ou nous ne croirons rien.

Non, nous n’avons pas été battus par la mollesse de notre effort ou par le vice de nos idées. Nous avons été battus par les vieillards et parce que le gouvernement de ce pays a été laissé aux vieillards.

Peut-être notre destin, et celui du monde, auraient-ils été différents si les combattants avaient su s’imposer au lendemain de la guerre, et s’ils avaient jeté les bases d’un ordre auquel nous aurions travaillé avec eux. Ils avaient les armes, ils avaient les droits, ils ne craignaient ni la mort, qu’ils avaient vue trop souvent, ni la misère, qui avait été cinq ans leur lot. Ils pouvaient prendre le pouvoir, et le prendre par la force. Pas un homme n’aurait osé se dresser contre eux. Ils n’ont ni su ni voulu. Leur histoire a été terminée du jour où ils ont laissé la France collaborer à l’écrasement de la révolution allemande, et du jour où, désarmés et vêtus du complet Abrami, ils ont laissé briser leurs grèves et leurs premiers Mai par le vieux Clemenceau. Le pouvoir était à leur main. Ils l’ont manqué. Ils se sont dispersés dans les vieux partis, dans les vieilles chapelles et les vieilles coteries. Ils nous ont laissés, nous et nos vingt ans, en présence de vieillards qui avaient fini par croire et par persuader que c’étaient eux les vainqueurs de la guerre. Seuls en face de vieillards dans un régime qui ne permet l’action qu’après une longue attente dans les comités, une usure dégradante au milieu de palabres et de combinaisons et un piétinement lamentable dans les recoins du Parlement et aux portes des ministères. La relève n’était pas possible. La génération de 1900 devait garder tout le pouvoir, et toute l’influence. Nous étions éliminés d’avance, vaincus d’avance par la faillite des combattants, la Constitution de 1875 et la victoire.

En dix ans, les vieillards ont fait tout ce qu’il fallait pour rendre impossible la tâche dont nous avions rêvé. Nous voulions la collaboration internationale et la transformation sociale. Ils ont écrasé partout la révolution, et partout donné le pouvoir à des conservateurs déguisés en démocrates. Ils ont fait une paix de rapine et d’injustice, et, en refusant à l’Italie sa part de dépouilles, ils l’ont amenée au fascisme. Ils ont voulu tirer des milliards de l’Allemagne et, sous prétexte qu’elle ne les payait pas, ils ont occupé la Ruhr, renoncé au désarmement et repoussé la possibilité de réviser les frontières: ainsi l’ont-ils livrée à Hitler. Ils ont morcelé l’Europe centrale sans donner à ses morceaux le moyen de survivre et de se ressouder: nous leur devons Bethlen et Dollfuss, en attendant pis. Partout le repliement des nations sur elles-mêmes, la flambée nationale, le racisme sont leur œuvre. Et l’on se demanda pourquoi, dans cette Europe qu’ils ont livrée à la furie nationaliste nous n’avons pu faire ni l’internationale ni la révolution ! Il était trop tard lorsque les premiers d’entre nous, il y a cinq ou six ans, ont commencé d’arriver à la Chambre ou à des postes de commandement. Tout était réglé déjà. La sénilité d’une poignée de bonzes nous a gagnés de vitesse.

C’est ainsi qu’au lieu d’une génération triomphante, nous sommes une génération battue. En 1830, les romantiques avaient vaincu. Lorsqu’ils mettaient des gilets rouges, c’étaient les autres qui étaient ridicules. Les risques seraient retournés si nous nous avisions d’en arborer. Nous n’avons pas droit à l’arrogance.

La jeunesse veut manger

Nous voici maintenant devant les jeunes. Ils ont le droit de nous juger. Nous acceptons leurs reproches. Mais aussi nous les interrogeons. Que veulent-ils ? Qu’ont-ils à nous proposer, qu’ont-ils à demander, à la place de ce que nous avons voulu — et manqué ? Rendons-leur cet hommage : ils sont discrets. On entend peu leurs voix. On ne voit guère qu’ils aient créé des groupements ou des revues ou qu’ils aient lancé des manifestes ou des livres. Naguère, on nous trouvait — Luchaire, Lange, Kayser, Mendès France, Jouvenel, cent autres, et moi-même — on nous trouvait dans des centres d’action que nous avions fondés: à Notre Temps, au Groupement universitaire pour la SDN, à la LAURS, au parti démocrate populaire. Ils nous ont succédé dans ces groupements, dans ces organismes. Ils n’en ont point créé de nouveaux. Et l’on a l’impression qu’en nous succédant, ils n’ont pas tellement renouvelé les idées que nous y avions apportées. Leur jeunesse semble plus calme que la nôtre. Peut-être a-t-elle moins d’illusions. En tout cas pas le diable au corps.

Ce qu’on distingue le mieux dans son murmure, c’est l’inquiétude de ne pas trouver de travail et de pain. Cette crainte est même ce qui peut en partie expliquer son silence et son apathie. La crise a fermé bien des portes. Le décret Chéron en a fermé d’autres. Des milliers de bacheliers, de candidats aux grandes écoles, d’apprentis vont-ils chômer au moment même où ils entrent dans la vie ? Ce serait grave. Un pays n’a pas le droit de reléguer sa jeunesse dans la misère et le désespoir. Nous surtout, nous ne pouvons pas abandonner nos cadets. L’exemple allemand est là d’ailleurs pour montrer ce que donne l’égoïsme des vieillards et des aînés. Il faut donc que ces jeunes gens travaillent, et qu’ils mangent. Il faut qu’ils se groupent, et que nous les amenions à se grouper. Il faut aussi qu’ils nous fassent un peu confiance. Ils peuvent nous accuser, pour passer leurs nerfs. Mais il faut aussi qu’ils nous aident à les aider. Si décevant que soit le régime actuel, il a tout de même fait des réformes qui comptent: la loi de huit heures et les assurances sociales. Si désuets que soient les partis et les syndicats, c’est tout de même sous leur pression que ces mesures ont été décidées. D’autres mesures pourront résoudre le chômage qui menace la jeunesse: la semaine de quarante heures, la retraite ouvrière à cinquante-cinq ans, l’orientation professionnelle. Jusqu’à ce que les jeunes gens aient créé des groupements neufs et puissants, c’est encore sur les anciens qu’ils doivent compter. Et c’est aussi sur nous, qui avons les premiers proclamé (je l’ai moi-même fait ici bien avant la crise) la nécessité de ces mesures et qui luttons pour elles.

Je crois d’ailleurs que leurs craintes sont un peu excessives. II ne faut pas s’hypnotiser sur l’exemple allemand. La crise ne doit pas être aussi grave en France qu’en Allemagne. Elle ne doit pas être aussi grave demain qu’en ce moment. Je ne voudrais pas ouvrir à ce sujet un long débat. Pourtant cette crise, qui est plus grave que les autres crises cycliques, est aussi, en grande partie, une crise cyclique. Un dur assainissement doit liquider des folies sans nombre, dont la guerre a été la pire. Mais une sorte d’équilibre doit revenir bientôt. La France, d’ailleurs, a un avantage : c’est le débouché que constituent — provisoirement au moins — ses colonies, et elle commence à s’en aviser. Mais ce qui est remarquable surtout, c’est que le développement du machinisme, l’accroissement de la productivité, s’ils ont augmenté le volume des crises, en ont peut-être diminué l’acuité: jamais au XIXe siècle l’Angleterre ou l’Allemagne n’auraient pu secourir leurs millions de chômeurs; jamais la France n’aurait pu résorber son chômage par des travaux publics. Un certain progrès de la richesse générale a tout de même épargné la famine aux Anglais et aux Allemands, et nous a tout de même permis de faire mieux, contre la crise, que les ateliers nationaux de 1848.

Ainsi, il n’est pas impossible que la question matérielle se simplifie plus qu’on ne croit d’ordinaire pour les jeunes. Prévoyons, bien entendu, le pire, et tâchons d’y parer par un effort commun. Mais ne laissons pas la jeunesse s’abrutir dans une crainte qui n’est sans doute pas justifiée. En principe, d’ici quelques mois, il doit y avoir du travail et des places pour tout le monde. Et les esprits des jeunes gens de vingt ans doivent être libérés pour la recherche spirituelle qui demeure, malgré tout, l’essentiel.

Cette jeunesse qui veut — à juste titre — manger, j’imagine qu’elle veut aussi penser, et même — qui sait ? — agir. C’est là que nous l’écoutons et que nous lui demandons ce qu’elle souhaite. Elle est dégoûtée par les vieilles idéologies d’avant-guerre, par les luttes religieuses, par le verbalisme pseudo-démocratique, et par les promesses creuses des professionnels de la propagande. Bien. Nous aussi. Et nous l’avons dit avant elle. Elle se détourne aussi de l’idéal qui a été le nôtre, et ni l’Internationale, ni la SDN, ni le socialisme, ni l’économie « ordonnée » des radicaux ne paraissent plus avoir pour elle d’attrait bien vigoureux. Bien encore. Nous avons conscience de notre échec, et je viens de l’analyser, je crois, avec plus de cruauté qu’aucun jeune n’aurait pu le faire. Mais après ?

La jeunesse veut-elle aussi penser?

Nous nous tournons avec angoisse vers la génération qui nous suit. Nous voudrions l’entendre bouger, crier, affirmer. Nos déceptions nous ont fait douter de nous-mêmes. Nous sommes prêts à accepter de nos cadets des impulsions, des mots d’ordre, des mystiques. Nous n’entendons pas jouer en face d’elle le rôle qu’ont joué, en face de nous, trop de nos pères. Nous ne voulons ni lui proposer, ni lui imposer des formules dont elle ne voudrait pas. Nous l’écoutons.

Que veut-elle ? Borne-t-elle son ambition à de tranquilles situations dans les ministères et dans les administrations ? A-t-elle pour idéal celui que Guizot donnait à nos arrière-grands-pères en leur disant « Enrichissez-vous » ? Et n’a-t-elle pour seul regret que celui de voir cet enrichissement ne pas arriver assez vite ? S’il en est ainsi, tant pis. Nous ne lui refuserons pas la place que méritent ces modestes visées. Mais qu’elle ne compte pas sur nous pour nous intéresser à son avancement et à ses décorations. Ces préoccupations comptaient trop peu pendant la guerre pour compter beaucoup à nos yeux aujourd’hui.

Notre indifférence se changerait en hostilité si les jeunes prétendaient rénover la politique en prenant leurs modèles en Italie ou en Allemagne. Nous sommes prêts à suivre les jeunes, mais pas s’ils sont plus vieux que nous et s’ils mettent l’accent sur l’idée nationaliste qui a été la découverte du XIXe siècle et la plaie du XXe. Que la jeunesse italienne ait cru inventer du nouveau en exaltant une solidarité nationale qui n’avait encore jamais pu s’exprimer librement, on le comprend peut-être; que la jeunesse allemande ait fait une révolution nationale contre une république de façade qui avait accepté la défaite sans rien abolir d’un passé féodal et bureaucratique, sans doute a-t-elle pu croire qu’elle innovait. Mais chez nous le fascisme, le national-socialisme ou le socialisme national ne peuvent jamais être qu’une répression. Nous avons eu Louis XIV, Napoléon et Clemenceau. Cela suffit. Nous n’avons pas plus de goût pour Boulanger que pour Louis-Philippe.

Non, ce n’est pas dans ce sens que les jeunes gens doivent chercher. Ils ne veulent pas revenir au passé. Ils veulent le secouer et construire un monde nouveau, comme nous-mêmes nous avons rêvé de le faire, et comme nous n’y sommes pas parvenus. La république ne les intéresse point, parce qu’elle n’est qu’un trompe-l’œil. Ils ne croient plus à la réforme, parce qu’elle est trop lente, qu’elle entraîne trop de compromissions, et qu’elle est trop aisément révoquée lorsque l’argent vient à manquer. Ils ne croient pas plus à l’insurrection. Voici trop longtemps qu’on la leur promet, et, au moment de la déclencher, on sent bien qu’elle ne peut conduire qu’à une inutile boucherie, à la défaite, et à la dictature de l’adversaire. Pendant une guerre, peut-être serait-elle possible ? Ce n’est pas sûr. Et d’ailleurs qui d’entre nous, qui d’entre les adolescents pourrait pousser l’abstraction assez loin pour souhaiter, au profit d’une incertaine émeute, une guerre où s’engloutirait certainement tout ce qui a pu échapper à la dernière ?

Alors ? Que veut la jeunesse ? Nous devinons ses dégoûts, ses refus, ses révoltes. Mais ses idées, ses exigences, où sont-elles ? De grâce, que toute cette jeunesse bouge, qu’elle bouge et qu’elle dise à quoi elle tend. Si elle croit en Dieu, et qu’elle attende le salut d’un retour à la foi, qu’elle le dise. Au moins ce sera quelque chose. Si elle veut pratiquer l’indifférentisme politique et répéter la phrase la plus niaise de M. Bergeret : « La république est le meilleur des gouvernements parce qu’il ne gouverne pas », qu’elle le dise aussi. Au moins, on le saura. Si son pessimisme la mène au terrorisme et à l’anarchisme, à la soif d’une action directe dans laquelle puissent s’épuiser les fureurs et les désespoirs, qu’elle le dise encore. C’est tout de même une position. Mais, par pitié, qu’elle sorte de la torpeur et du silence.

En fait, s’il reste une voie possible à la jeune génération, c’est seulement la conquête du pouvoir par la conquête des masses. Tout le problème est là. Les masses se sont détournées des niaiseries d’avant la guerre. Elles se sont découragées devant l’échec de l’idéal pour lequel nous avons combattu dix ans, et qui a failli, un instant, se réaliser avec Briand et avec la marée montante du socialisme international. Elles veulent des mots d’ordre neufs. Elles veulent des mystiques neuves. Les jeunes sont-ils capables de les leur donner ?

Peut-être notre erreur a-t-elle été, dans notre doctrine, de trop négliger l’élément individuel et humain. Peut-être le socialisme et le communisme se sont-ils trop présentés comme des dogmes scientifiques. Peut-être le jeune radicalisme a-t-il trop cru en l’économie dirigée. Peut-être avons-nous eu trop de pudeur en nous refusant au pacifisme sentimental et en parlant toujours d’organiser la paix. Les masses ne se sont intéressées à la théorie de la valeur, à l’économie dirigée et à l’arbitrage que dans la mesure où elles en ont attendu des miracles. Les miracles ne sont pas venus. Les masses sont parties. Notre aversion du verbalisme, de l’éloquence et du sentimentalisme a donné à notre action un aspect positif et réaliste que seul aurait justifié un rapide triomphe. Notre formation scientifique, la nécessité où nous avons été de donner toute notre attention aux questions économiques ont pesé sur nous. Nous avons, à cet égard, mal compris ce qui a fait la force d’un Jaurès ou d’un Briand.

C’est peut-être dans ce sens que la jeunesse peut s’engager. L’humanité et la poésie n’ont pas été fanées en elle, comme en nous, par cinq années de guerre. Une éducation plus paisible a permis aux jeunes gens d’aujourd’hui d’aimer plus que nous la littérature et l’art en eux-mêmes. Les problèmes financiers et économiques, aussi pressants peut-être qu’il y a dix ans, sont tout de même moins neufs et l’initiation y est plus aisée. La jeunesse est ainsi bien plus libre que nous de revenir à l’humain, à l’individuel. Exalter la personne humaine, lui rendre sa valeur et son sens, rendre à chacun l’idée de sa grandeur, la notion de sa capacité de sentir et de souffrir, réhabiliter le cœur, peut-être est-ce là la mission de la jeune génération. S’exposer à moins de déceptions en cessant de voir dans l’économie collective et la paix organisée des buts logiques et absolus dont l’échec désespère. Voir seulement en elles les conditions les plus favorables, mais les plus difficilement accessibles, de la vie individuelle, de la défense de l’individu. Maintenir, même sous des régimes hostiles et même au milieu des désastres, cette primauté de la vie spirituelle: voilà peut-être ce que peut faire la jeune génération. C’est le contraire du fascisme. C’est le contraire aussi du libéralisme bourgeois dont la jeunesse a horreur comme nous. Et si c’est, d’apparence, différent de ce que nous avons cru et tenté pendant dix ans, le pont du moins est aisé à lancer. Car si le retour humain condamne nos formules, il est possible qu’il rejoigne au fond les mobiles secrets — les mobiles que nous n’avons pas avoués, que nous ne nous sommes pas avoués à nous-mêmes — d’une action que nous avons crue réaliste et qui, peut-être, était surtout généreuse.