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« Quand se posera le problème de la zone démilitarisée du Rhin »

L’Europe Nouvelle – 22 février 1936 – p. 183-185

 

Quelques esprits légers, que leur aversion pour les Soviets incline depuis quelque temps à mettre leur confiance dans le III Reich, se sont établis dans la conviction que l’Allemagne se désintéresse désormais de l’ouest pour ne tourner ses ambitions que vers les plaines de l’Europe orientale. C’est sur cette affirmation qu’ils ont fondé toute leur campagne contre le pacte franco-soviétique : pourquoi, disent-ils, nous engager à l’est en promettant à la Russie un concours dont elle aura certainement besoin, alors que nous n’aurons jamais nous-mêmes à faire appel à son aide?

Ce postulat serait-il fondé, j’ai déjà souligné la semaine dernière la puérilité du raisonnement qu’on édifie sur lui. Même si l’Allemagne ne devait réserver ses coups qu’à la Russie, il est clair que l’accroissement de sa puissance et de son prestige ferait d’elle la maîtresse de l’Europe. Hormis l’Angleterre, toutes les nations européennes n’auraient plus qu’à se soumettre à sa loi, et la France en particulier, en souscrivant à la liberté d’action de l’Allemagne à l’est, signerait elle-même sa déchéance au rang des puissances de troisième ordre.

Mais il y a plus : les évènements viennent de prouver quelle imprudence on commet en proclamant que le Reich a maintenant reporté du Rhin au Dniepr ses ambitions et ses menaces. Depuis quelques semaines, il n’est question dans la presse d’outre Rhin que d’une prochaine remilitarisation de la zone démilitarisée rhénane. En vain, dans son discours du mois de mai dernier, le chancelier Hitler nous a-t-il déclaré qu’après le plébiscite sarrois, aucun litige territorial ne séparait plus nos deux pays et qu’après le réarmement du Reich, la liste était épuisée des revendications que son gouvernement entendait satisfaire par voie unilatérale. Voici maintenant qu’il découvre une nouvelle blessure à panser sans retard : l’honneur allemand ne peut s’accommoder plus longtemps de la démilitarisation rhénane. Nous sommes avertis : dans quelques mois, sinon dans quelques semaines, nous serons placés devant le fait accompli ou saisis par la diplomatie allemande d’une invitation impérative à autoriser officiellement la remilitarisation, déjà clandestinement entreprise, de la zone rhénane.

Ceux qui placent leur confiance en M. Hitler considéreront peut-être qu’une telle initiative du gouvernement de Berlin est sans conséquence, et qu’il importe peu, si l’Allemagne doit nous laisser en paix, que ses garnisons soient au contact des nôtres au lieu d’en être séparées, selon les lieux, par un espace de cinquante ou de cent kilomètres. Libre à eux d’assumer d’un cœur léger, comme Emile Ollivier naguère, une telle responsabilité. Mais le bon sens le plus élémentaire conseille au contraire de ne pas accueillir sans une véritable appréhension l’intention que l’Allemagne manifeste de remilitariser la zone rhénane. S’il était dans ses desseins de ne jamais nous menacer, elle n’aurait point besoin de pousser vers notre frontière, et plus encore vers les frontières mal défendues ou sans défense de la Belgique et des Pays-Bas, ses ouvrages fortifiés et ses troupes motorisées. La seule preuve que M. Hitler eût pu nous donner de ses intentions durablement pacifiques à notre égard eût précisément été de ne jamais soulever cette question de la zone démilitarisée. On voit que ce n’est point dans ce chemin qu’il s’engage.

Au reste, la campagne de la presse allemande pour la remilitarisation de la zone rhénane n’est pas le seul signe qui révoque en doute le postulat commode en vertu duquel les fondements de la politique germanique seraient désormais la paix à l’ouest et l’expansion à l’est. Le bruit en effet court en ce moment en Europe que Berlin s’est engagé dans des négociations secrètes avec Moscou. Le discours de M. Molotov au dernier Comité central exécutif de l’Union soviétique nous avait apporté l’écho de cette nouvelle. Aujourd’hui la rumeur s’en répand à nouveau. Il y a naturellement quelque sagesse à suspendre son jugement sur la réalité de ces pourparlers, sur leur portée et sur les chances qu’ils peuvent avoir d’aboutir à un résultat positif. Mais le seul fait que pareille hypothèse ait pu être évoquée suffit à nous rappeler que l’Allemagne n’a pas toujours joué de l’ouest contre l’est, et que, pendant dix ans au contraire, c’est sur l’URSS qu’elle s’est appuyée contre nous. Mein Kampf est peut-être une déclaration de guerre éternelle au communisme. Mais la Reichswehr a toujours tendu à lier partie avec l’armée rouge contre la Pologne et la France. Or, qui pourrait jurer que le Hitler d’aujourd’hui est celui de Mein Kampf plutôt que celui de la Reichswehr, le Hitler de la guerre aux Soviets plutôt que le Hitler de la lutte contre la puissance française ? Peut-être suffirait-il que la Pologne secouât la tutelle de Berlin comme elle a commencé de secouer celle des colonels pour que la politique de M. Rosenberg cédât la place à celle du général von Blomberg. Et ce jour-là serait sans doute celui d’un repentir sanglant pour des hommes qui nous auraient bercés du rêve d’une Allemagne résolue à ne plus livrer les rives du Rhin à d’autres chevauchées que celles des Walkyries.

C’est donc avec une exceptionnelle gravité que la France doit envisager le cas où le gouvernement de Berlin nous demanderait de remilitariser la zone rhénane. Et, dès à présent, elle doit choisir entre les trois attitudes qui s’offrent à elle : protester mais capituler ; céder mais négocier des contreparties avantageuses ; résister jusqu’à l’extrême limite des moyens que lui offrent et le Pacte de la SDN et les accords de Locarno.

La première politique est celle que la France a pratiquée pendant quinze ans avec une persévérance qui nous a amenés au point où nous en sommes aujourd’hui. L’exemple le plus éclatant en est la condamnation platonique du réarmement allemand, l’an passé, par le Conseil de Genève. De toutes, c’est la pire. Car elle a reconstitué la force de l’Allemagne sans diminuer son animosité et sans nous valoir ni la sympathie ni les promesses d’assistance des autres puissances. Elle cumule tous les inconvénients de la mauvaise humeur avec tous ceux de la faiblesse.

La seconde est infiniment plus clairvoyante, et il est probable que, si elle avait été suivie il y a cinq ou six ans, nous n’aurions pas aujourd’hui les nazis à Berlin, avec une armée qui sera demain la plus redoutable d’Europe. Est-il possible cependant de la pratiquer dans le cas présent ? Étant donné les circonstances actuelles et la gravité que revêtirait la remilitarisation de la rive gauche du Rhin, il est clair que la négociation ne mérite d’être engagée que si l’on peut escompter des contreparties extrêmement efficaces. À l’Allemagne on n’en peut demander qu’une seule : un accord de limitation radicale des armements navals, aériens et surtout terrestres. À l’Angleterre, dont la presse déjà commence à nous pousser dans la voie des pourparlers, une seule également : des garanties militaires — notamment des garanties aériennes et navales — compensant la plus grande précarité de la situation qui nous serait faite par la remilitarisation de la zone. L’Allemagne est-elle prête à une réduction massive des armements ? Ou bien l’Angleterre est-elle disposée à des accords militaires précis avec la France ? Il reste à notre diplomatie quelques jours ou quelques semaines pour s’en enquérir.

Mais si sur ces deux points la réponse était négative, ou si l’Allemagne commençait par nous mettre devant le fait accompli, une résistance énergique s’imposerait. Le sort de la zone démilitarisée ne se trouverait d’ailleurs pas seul en jeu dans le débat. En fait, la tentative allemande se présenterait comme une épreuve de force, et il est clair qu’en capitulant la France donnerait au Reich l’assurance qu’elle capitulera toujours. Il faut empêcher la déchirure de la toile si l’on veut que notre destin n’y passe pas tout entier.

Mais avons-nous les moyens de résister ? Les accords de Locarno nous garantissent expressément sur ce point la solidarité britannique et M. Anthony Eden a vigoureusement déclaré l’autre jour à la Chambre des Communes que « le gouvernement britannique honorerait ses obligations » à cet égard et qu’il « se proposait, le cas échéant, de les remplir fidèlement ». D’autre part, l’évocation du conflit italo-éthiopien devant la SDN a permis de mettre au point le mécanisme d’une action collective grâce à laquelle les condamnations de l’organisme de Genève peuvent désormais se trouver appuyées par la menace ou même par l’application de mesures concertées de coercition. Il y a trois mois j’écrivais dans L’Europe Nouvelle que la violation du statut de la zone rhénane pourrait précisément être l’un des cas où l’on aurait intérêt à faire jouer les procédures expérimentées dans l’affaire éthiopienne. Tel devrait en tout cas être l’avis du gouvernement français qui, au mois d’avril dernier, à l’occasion du débat sur le réarmement du Reich demandait que fût étudié un système de sanctions applicables au cas où « un État mettrait la paix en danger en répudiant unilatéralement ses obligations internationales ».

Faut-il craindre que cette politique d’énergie nous expose à un conflit immédiat avec l’Allemagne ? Si tel devait être l’aboutissement d’une résistance aux prétentions du Reich, il serait de nature à faire reculer les plus résolus. Mais on peut avoir la certitude que l’Allemagne ne voudra pas jouer cette partie tant que l’Angleterre sera avec nous. Jusqu’où l’Angleterre sera-t-elle avec nous ? C’est là le véritable problème. Si M. Pierre Laval n’avait pas manqué, à la fin de septembre, la plus magnifique occasion qui se soit jamais offerte à la diplomatie française, un texte nous permettrait sans doute aujourd’hui de répondre : « Jusqu’au bout. » À défaut de cet engagement, si criminellement négligé, le gouvernement français peut du moins s’appuyer sur le précédent créé par le conflit italo-éthiopien. L’Angleterre, à cette occasion, est allée extrêmement loin dans la définition des obligations imposées par l’article 16, et la France, bon gré, mal gré, a suivi. La France, dans le cas de la zone rhénane, a le droit d’aller aussi loin dans l’interprétation du Covenant et des accords de Locarno, et de demander à l’Angleterre de la suivre. Deux hypothèses seraient alors à envisager. Ou la Grande-Bretagne se solidariserait entièrement avec nous : dans ce cas, l’échec de la tentative allemande serait certain.

Ou elle chercherait au dernier moment à se dérober aux conséquences les plus graves des engagements qu’elle a contractés à Locarno et à Genève. Mais peut-être alors serait-il possible d’obtenir d’elle une compensation pour sa défaillance. Les engagements militaires précis qu’elle peut hésiter à nous donner dans les circonstances normales, peut-être nous les accorderait-elle pour se dégager d’une position difficile. La troisième des attitudes qui s’offrent à nous se confondrait, dans cette éventualité, avec la seconde. Notre résistance aux prétentions allemandes serait le moyen de la négociation avec l’Angleterre.

Sur ces bases, il semble que la partie vaille d’être jouée. Elle exigera du sang-froid, du courage et de l’habileté. Mais est-ce trop demander au pays et à ses dirigeants quand on considère l’importance de l’enjeu ?