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Rapport politique, à De Gaulle – 28 avril 1942

Archives privées de Gilberte Brossolette et AN 3 AG2 397 dossier I, dossier 2, pièce 1. Rapport Politique

Il ne peut naturellement pas être question de vouloir dresser en quelques pages un tableau politique de la France à l’heure actuelle. Le pays et le sujet sont trop complexes pour se prêter à une analyse sommaire. Ce que nous pouvons simplement essayer, c’est, répondant à la question qui nous est posée par vous, de déterminer dans quelle mesure on peut tenter de reconstruire une France nouvelle — et quelle France nouvelle on peut tenter de reconstruire.

À cet égard, il est deux exagérations dont il faut se garder. La première consisterait à croire que les partisans du retour pur et simple à l’ancien ordre des choses sont nombreux. La seconde consisterait à ne pas évaluer à leur juste importance la force des habitudes, et l’attachement de beaucoup de gens à des traditions ou à des modes de pensée dont il faudra nécessairement tenir compte.

1. Les possibilités de renouvellement

La condamnation de l’ancien ordre des choses a été unanime au lendemain du désastre de 1940. Elle a eu sa traduction officielle dans le premier vote de l’Assemblée nationale de Vichy qui, à l’unanimité, s’est prononcée pour une réforme de la constitution – vote correspondant évidemment à ce qui était le sentiment national à cette époque. Après un effondrement comme celui dont nous avons donné le spectacle, le réflexe d’un pays est naturellement d’en accuser les institutions. L’Allemagne l’a fait en 1918. La France l’a fait en 1870. Elle l’a fait à nouveau en 1940. Cette tendance est d’ailleurs d’autant plus forte qu’elle est, dans une certaine mesure, une solution de paresse. En incriminant les institutions, on évite de s’accuser soi-même. C’est tellement plus simple ! On ne se demande pas si le désastre n’a pas été provoqué par les mœurs, le défaut général de caractère plutôt que par le régime même; on ne se demande pas si n’importe quel régime en France n’aurait pas été vicié, en 1939, comme la IIIe République, par la généralisation de la veulerie et de l’egoïsme qui a suivi l’autre guerre; on ne réfléchit pas que le Second Empire, régime autoritaire, a mené à Sedan exactement dans les mêmes conditions que l’anarchie de la IIIe République en fait la bourgeoisie comme le peuple se sont bien gardés de faire leur mea culpa profond; ils se sont bien gardés de reconnaître que leurs plus chers désirs, en général, étaient de gagner de l’argent, de mener la bonne vie et de ne pas se faire tuer; ils se sont bien gardés de condamner leur incurable légèreté de Français qui se fient à leur sens du débrouillage pour tout résoudre; ils ont préféré rejeter (c’est bien « rejeter » qui est le mot exact) la faute sur les institutions. Un exemple typique de cet état d’esprit est fourni par l’un des moins mauvais « livres de guerre » parus jusqu’à présent : L’officier sans nom de Guy des Cars. Au récit, très vivant, de la campagne vue par un  officier d’infanterie, se mêle un prêche moralisateur qui condamne le bavardage, la politique, etc. L’officier sans nom oublie seulement que, dans les dix premières pages de son livre, il nous a lui-même révélé qu’il était à la veille de la guerre un garçon de trente ans familier des bars de la Côte d’Azur, léger, ignorant tout de la chose publique, bien renté, courant après les filles plus qu’après les idées; et il oublie que cette conception et cette pratique de la vie ont été pour autant dans notre défaite que les bavardages politiques, sinon pour plus encore. Il était plus commode de condamner le régime. Aussi le mouvement a-t-il été général. Guidé par une presse et par des factions qui, depuis longtemps, manifestaient leur vœu passionné d’abattre le régime, il a abouti à l’établissement du gouvernement de Vichy. C’est le même mouvement que les Allemands, de leur côté, ont tenté de dériver à leur profit par la création du RNP. S’ils ont échoué, ce n’est pas parce que l’opinion s’est opposée à des innovations ; c’est parce que ces innovations étaient patronnées par l’Allemagne.

Près de deux ans maintenant ont passé depuis les événements de 1940. Les esprits ont eu le temps de reprendre leur assiette. Que reste-t-il de cette ruée de 1940 vers du nouveau ?

S’il en reste quelque chose, s’il en reste même beaucoup, ce n’est pas au gouvernement de Vichy qu’il faut en rendre grâce. Au contraire, par son impuissance, par son arbitraire, par sa soumission aux trusts, par sa servilité à l’égard des Allemands, il réalise toutes les conditions voulues pour dégoûter les Français de tout ordre nouveau et pour leur faire apparaître l’ancien régime comme un moindre mal. Gabegie pour gabegie, la majorité des Français, à l’heure actuelle, préférerait sincèrement la gabegie d’hier à celle d’aujourd’hui.

Fort heureusement, il reste en faveur d’un renouvellement profond de la vie française des éléments très sérieux.

D’abord, même avec une appréciation plus équitable des responsabilités diverses, tout le monde convient aujourd’hui comme il y a deux ans que la mécanique gouvernementale et administrative française marchait fort mal avant la guerre. Tout le monde est donc d’accord pour qu’elle soit sérieusement revue et profondément modifiée. Les uns peuvent bien dire qu’elle était paralysée par la démagogie et le bavardage, et les autres qu’elle était faussée par l’obstruction des grands intérêts capitalistes à tout progrès social : les uns et les autres ne s’en rencontrent pas moins pour demander qu’on fasse vraiment un effort de renouvellement.

Ce désir de rénovation, remarquons-le, n’est pas nouveau. Ou du moins, il n’est pas nouveau chez tout le monde. Beaucoup d’individus, beaucoup de partis mêmes, y inclinaient déjà bien avant la guerre. Mais ils étaient généralement retenus de le dire par des considérations de tactique ou de stratégie politique. C’est le cas notamment de tout le public socialiste; sa doctrine l’opposait, en réalité, à la pratique du parlementarisme à la mode de 1875; mais, de crainte qu’une révision constitutionnelle ne donne l’occasion aux factions réactionnaires de reprendre le dessus, il s’accrochait au régime et le défendait en bloc. Le parti communiste lui-même en était arrivé à jouer le même jeu depuis le 6 février 1934; et ces deux partis révolutionnaires avaient fait la campagne de 1936, d’accord avec les radicaux et avec certains républicains, pour la défense de la Constitution de 1875.

Aujourd’hui, le saut dans l’inconnu a été accompli. Ces partis ouvriers sont donc libérés de la crainte de jouer les apprentis sorciers. Ils peuvent au contraire espérer, sur les ruines du pseudofascisme vichyssois, construire un État plus conforme que l’ancien à leurs aspirations profondes. Que tel soit le cas des communistes, on n’en peut douter, avec cet inconvénient que (sauf modification profonde de la tactique de la troisième Internationale) c’est un État communiste cent pour cent qu’ils essaieront d’établir. Mais c’est aussi le cas (et le fait est très important) de la plupart des socialistes. L’un deux, qui fut ministre, nous disait peu après la défaite: « Nous avons toujours dit que le régime était pourri. Il l’était seulement beaucoup plus encore que nous le pensions. Ce n’est vraiment pas le moment de nous solidariser avec lui… ». On verra, par la suite de ce rapport, que ce sentiment, très répandu dans les masses socialistes, offre des possibilités pratiques considérables. On notera d’ailleurs qu’il y a longtemps déjà, puisque c’était pendant l’autre guerre, Léon Blum, alors collaborateur de Sembat, a publié dans La Revue de Paris, sous la signature trois étoiles, une série d’articles réunis peu après en un livre intitulé La réforme gouvernementale et qui contient un plan très remarquable de réforme de l’exécutif et de ses rapports avec le législatif. L’auteur ne s’y place nullement au point de vue marxiste, mais seulement au point de vue d’un grand fonctionnaire, d’un ministre ou d’un chef de gouvernement, qui demande à pouvoir agir. Même aujourd’hui, l’ouvrage conserve une valeur certaine et aurait intérêt à être étudié et opposé à certains conservatismes paresseux.

En dehors même des partis dits « révolutionnaires », le choc produit par les événements de 1940 a déterminé, chez beaucoup de « républicains » d’autrefois, une liberté d’appréciation beaucoup plus grande à l’égard de la Constitution de 1875. Il est par exemple fréquent actuellement que l’on entende dire (ce qui est d’ailleurs la stricte vérité historique) par de braves gens très modérés que cette constitution était en réalité orléaniste, qu’elle avait été entièrement agencée pour empêcher l’exécutif républicain d’être fort, qu’elle avait, en somme, été conçue pour que rien ne puisse marcher et qu’à cet égard du moins, elle avait pleinement réussi — d’où la nécessité de la changer sans trop de ménagements.

Ainsi, dans les masses que l’on pouvait considérer autrefois comme les masses « de gauche », il y a aujourd’hui une grande « disponibilité » pour une rénovation de la vie publique française. Et « à droite » ?

À droite, le problème est assez compliqué. Si par « rénovation » on entend un retour à ce qu’il y avait de plus bassement injuste et oppressif dans les régimes d’autorité passés, on trouvera dans les effectifs de la droite bien des partisans de cette rénovation. Toutes les campagnes menées dès avant la guerre contre le régime l’ont été par ces pseudo-révolutionnaires de droite, en réalité maniés par les grands intérêts financiers, et dont tout le programme se borne à une réédition de l’Ordre moral. Ce sont eux qui peuplent aujourd’hui les ministères, les journaux, les administrations et la Légion de Vichy. Mais ce retour pur et simple à des régimes encore plus déchus que la IIIe République pourrait difficilement être pris pour un renouvellement de la politique française. Il en est même tout l’opposé. Et ses partisans sont à exclure aussi énergiquement que les épaves mêmes du régime d’avant-guerre. Leur action a d’ailleurs été si manifestement néfaste que, par un curieux paradoxe, c’est peut-être dans les partis de droite que l’on trouverait maintenant, par une réaction spontanée, les plus fidèles défenseurs du Parlement à l’ancienne mode. M. Louis Marin, M. Bonnevay, M. Champetier de Ribes sont sûrement, à l’heure actuelle, aussi hostiles à Vichy que M. Henriot, et ils se satisferaient sans doute autant que lui du rétablissement du régime parlementaire. Parmi les dirigeants du Parti social français eux-mêmes, l’hostilité à Vichy conduit parfois à un « libéralisme » très proche de l’ancien parlementarisme. On notera particulièrement à cet égard le soin que les dirigeants du PSF mettent aujourd’hui à répudier tout ce qu’il y a eu de « fasciste » dans leur action passée et à bien affirmer qu’ils n’ont été pour rien dans le Six février, qu’ils ont même saboté le mouvement des autres groupements ce jour-là. J’ajoute qu’au cours d’une conversation où j’avais mis en présence quelques syndicalistes et Charles Vallin (qui est le bras droit du colonel de La Rocque et qui est certainement de beaucoup l’homme le plus intelligent du PSF), j’ai été extrêmement frappé de voir que Charles Vallin était un peu scandalisé de la liberté avec laquelle ses interlocuteurs envisageaient des réformes profondes, et qu’il leur opposait des objections un peu prudhommesques, en leur disant gentiment: « Vous savez, moi, je suis au fond un vieux libéral… ».

Ceci dit, et ces observations faites sur le caractère purement réactionnaire des prétendus révolutionnaires de droite ainsi que sur la réaction provoquée par leurs excès dans les partis de droite eux-mêmes, il ne reste pas douteux que, parmi ceux qui l’on appelait autrefois les « modérés », il y a beaucoup de penchant vers des formules nouvelles: d’une façon assez vague, mais très générale, on souhaite une transformation qui donne à l’exécutif de la vigueur et de la stabilité, sans tomber dans la dictature policière, et qui permette au pays de combler le handicap redoutable de sa trop grande richesse, de sa trop faible natalité et de son vieillissement déjà accentué.

Cette recherche de quelque chose de nouveau est favorisée par les réflexions très simples auxquelles ont pu conduire, dans le domaine économique, les événements de ces dernières années. C’est ainsi que le débat traditionnel, l’irréductible opposition entre capitalisme et socialisme, entre libéralisme et collectivisme, se trouve aujourd’hui dépassé pour la plupart des gens qui réfléchissent un peu. Le « capitalisme » n’a-t-il pas été dénoncé par les personnalités les plus représentatives de l’ordre nouveau, à commencer par le maréchal Pétain lui-même ? Et la mort du libéralisme n’a-t-elle pas été unanimement proclamée par elles, par leur presse et par tous les porte-parole que les trusts employaient autrefois à combattre au contraire le marxisme, l’étatisme et les régimes de « contrainte » ? Et inversement, les anciens adversaires du libéralisme, les partisans de la gestion collective de l’économie qui effrayaient par leur tendance à établir une dictature économique, n’ont-ils pas été amenés, à la fois par haine du nazisme et par réaction contre l’étatisme actuel, à prendre contre Vichy et contre les Allemands la défense de la liberté, même en matière économique ? Ainsi, les positions paraissent inversées: ce sont les libéraux qui proclament la mort du libéralisme et les marxistes qui défendent la liberté économique. Certes, il faut faire la part de la tactique dans cette évolution: si les trusts font aujourd’hui bon marché de la liberté dont naguère ils confiaient la défense à leurs hommes politiques et à leurs journaux, c’est qu’ils détiennent aujourd’hui toute la réalité du pouvoir alors qu’hier ils craignaient l’avènement d’un État plus ou moins prolétarien; et à l’inverse, si les marxistes se défendent contre le pouvoir après avoir si longtemps menacé d’en faire sentir le poids au patronat, c’est qu’ils sont aussi éloignés de ce pouvoir aujourd’hui qu’ils en étaient proches hier. Mais le résultat n’en reste pas moins que les mois sur lesquels on se battait ont beaucoup perdu de leur virulence, et qu’un régime nouveau, réconciliant les points de vue traditionnellement antagonistes, a, pour une fois, une chance exceptionnelle de pouvoir être proposé et réalisé. Cette possibilité est d’autant plus grande, d’ailleurs, que, dans l’impossibilité des polémiques, les esprits ont eu le loisir de faire quelques réflexions de bon sens sur l’évolution des choses. C’est ainsi qu’à peu près tout le monde a compris aujourd’hui que la marche d’une grande économie nationale ne pouvait se concevoir à notre époque sans un « plan », sans une direction d’État : l’écrasante supériorité de l’économie allemande et de l’économie russe sur la nôtre a trop cruellement exprimé cette vérité. D’autre part, les méfaits du fonctionnarisme vichyssois, succédant à ceux du fonctionnarisme de l’ancien régime, ont bien persuadé tout le monde que confier toute la mécanique économique à la bureaucratie serait actuellement une folie: en attendant que les classes populaires puissent, un jour, produire des « cadres », des « élites » nouvelles, les syndicalistes eux-mêmes admettent donc que les entreprises actuelles doivent conserver une large place dans l’économie dirigée de demain. Et, là encore, la possibilité de créer du nouveau, de réconcilier les contraires, apparaît très clairement.

Il est donc certain que, politiquement aussi bien qu’économiquement, une opportunité exceptionnelle se présente de transformer la structure désuète du pays.

Mais il faut aller plus loin. Si l’on s’évade de la politique et de l’économie proprement dites pour aborder le domaine du sentiment ou de la passion, on constate que cette possibilité de renouvellement se cristallise très nettement dans les esprits autour d’un nom. Autant il peut subsister de vague et de divergence dans les esprits sur la forme de ce nouvel État politique et économique que tous souhaitent également, autant l’unanimité se fait sur un point : c’est qu’il n’y a de possibilité de réaliser cette transformation du pays qu’autour du général de Gaulle. On pense bien qu’il n’y a dans ce rapport ni flagornerie ni illusionnisme. Mais l’objectivité la plus totale force bien à constater que le nom du commandant en chef des Forces françaises libres constitue pour les Français de France, bien plus encore qu’on ne l’imagine sans doute à Londres, l’espoir suprême auquel ils s’accrochent. Et ceci n’est pas seulement le fait des éléments traditionnellement « nationaux », imbus d’esprit militaire et inclinant à l’autoritarisme d’autant plus facilement qu’ils sont assurés d’être du côté de l’autorité. C’est aussi le fait de tous les Français qui ne veulent ni du régime de Vichy, ni du communisme, ni du retour au radicalisme anarchique d’avant-guerre. Contre ces trois dangers, ils ne voient l’institution d’un régime nouveau que grâce à une transition où la direction du pays serait confiée au général de Gaulle. Bien entendu, il ne s’agit pas d’établir de façon durable un pouvoir personnel. Nul n’y songe. Mais on souhaite quasi unanimement un intérim (que beaucoup envisagent assez long) permettant de mettre en marche une machine politique  nouvelle.  Et peut-être surprendrons-nous Londres en disant que, beaucoup plus que l’ambition possible du général de Gaulle, ce qu’on craint en France, c’est qu’il ne veuille pas accepter cette mission politique après avoir rempli sa mission militaire. Cette crainte a été fréquemment exprimée devant moi par les interlocuteurs les plus divers, y compris d’authentiques communistes. Le raisonnement général est que, pour lutter contre les trois périls dont on vient de parler, il faut un élément d’unité et une force matérielle qu’on ne peut trouver en dehors de la personne et des forces du commandant en chef des Forces françaises libres. Le général de Gaulle symbolise la France qui n’a pas désespéré, qui n’a pas voulu s’incliner. Il a, seul, fait le geste décisif. À une époque où l’on sent bien que la force de caractère est la qualité essentielle d’un chef, le nom du général de Gaulle exerce sur les Français une attraction politique dont on n’a peut-être pas l’idée à Londres. En fait, la France, où il y a toujours beaucoup d’idées et de passions, est en ce moment un pays brisé où l’on ne croit plus à rien. La France ne croit plus au régime disparu. Elle ne croit pas au régime de Vichy. Elle ne croit pas au fascisme. Elle ne croit pas au socialisme. À l’exception d’une minorité, elle ne croit pas au communisme. Elle a cependant besoin d’une croyance. Comme le dit ouvertement l’un de nos socialistes les plus remarquables, André Philip, il faut à la France un mythe, et ce mythe, la France est trop bas en ce moment pour qu’il puisse être trouvé dans une idée ou dans une formule; il faut qu’il s’incarne dans un homme. Quelle que soit la personne du général de Gaulle, André Philip exprime la pensée générale en disant que si la France peut se refaire, ce n’est qu’autour du « mythe de Gaulle ». Sentiment qui offre au commandent en chef des Forces françaises libres des grandes possibilités, mais qui semble lui imposer aussi une immense responsabilité.

2. Les réalités à ne pas ignorer

La situation étant telle, il ne faut pourtant pas ignorer que si la pensée politique a évolué en France, la transformation des mœurs, du caractère, des tendances générales de l’ensemble du pays est encore extrêmement faible. Ce serait une grande erreur de croire qu’à cet égard il y a déjà une « France nouvelle ». Le passé, au contraire, est encore très présent. Et il convient de savoir sous quelles formes, soit pour les combattre, soit, en certains cas, pour les utiliser.

Il est douloureux mais indispensable de dire que, dans l’ensemble, le caractère et l’esprit de sacrifice ne se sont pas beaucoup relevés en France depuis l’Armistice. Sans doute, à l’exception du quarteron de collaborationnistes de la France occupée et de ses supporters vichyssois, elle « résiste ». C’est évidemment un progrès par rapport à l’époque où la moitié du peuple et les neuf dixièmes de la bourgeoisie acclamaient Munich et poursuivaient d’une haine implacable les partisans de la politique de résistance. À cet égard, au point de vue des idées, il n’est pas douteux que la politique de capitulation à tout prix et de trahison nationale qui avait fait de si profonds ravages avant la guerre a perdu maintenant l’essentiel de ses adhérents. Dans la « résistance » de la France, il faut cependant distinguer des mobiles assez divers, qui sont de valeur très inégale. Il y a sans aucun doute le sursaut général d’un peuple vaincu, que sa défaite a profondément humilié et qui ne veut pas en rester sur cette honte. Il y a aussi le sentiment plus raisonné que, au lendemain d’une guerre aussi totale, aussi totalitaire, la victoire et la défaite ne pourront être que totales, que totalitaires; c’est-à-dire que si l’Allemagne triomphait, ce ne serait pas seulement, comme en 1870, la mutilation et l’affaiblissement de la France, mais son asservissement et sa disparition. Mais il y a aussi (nous l’avons déjà signalé et il faut toujours en tenir le plus grand compte) l’aigreur et l’hostilité provoquées par l’occupation allemande elle-même. Les Allemands se sont installés partout chez nous. Ils ne laissent pas ignorer qu’ils sont les maîtres. Ils décident, punissent, gouvernent, et, surtout, ils mettent la France en coupe réglée. C’est là ce qui dresse contre eux la quasi-unanimité de la zone occupée et tout ce qui, en zone libre, veut bien se rendre compte de ce qui se passe dans l’ensemble du pays. Peut-être la « résistance » aurait-elle été beaucoup moins générale si les Allemands n’avaient pas, dès le mois d’août 1940, fait de la ligne de démarcation un mur infranchissable aux personnes et aux lettres, et s’ils n’avaient pas aussi méthodiquement exploité les vaincus. On voit donc qu’il serait excessif de voir dans la « résistance » française un gage certain de sérieux, de dignité et de patriotisme pour l’avenir. Il faut se féliciter, certes, que la France résiste, alors qu’on a pu craindre un instant qu’elle s’abandonne complètement. Mais il ne faut pas en concevoir trop d’espoirs: la France résiste aujourd’hui comme elle s’est laissée mobiliser en 1939, correctement, plus correctement qu’on ne pouvait l’espérer. Mais ce serait malheureusement présumer que de l’imaginer ardente, enthousiaste et prête au sacrifice. Sans doute la résistance atteint-elle parfois à l’héroïsme, mais rarement. Dans l’ensemble, elle est plutôt passive. Et, trop souvent, purement verbale.

De même, l’égoïsme individuel est très loin d’être en régression. Nous convenons volontiers qu’en une période où le problème du ravitaillement et du vêtement se pose quotidiennement à toutes les familles, une sorte d’égoïsme sacré est inévitable si chacun veut nourrir ses enfants. Mais l’âpreté de l’esprit de « combine », de débrouillage, de stockage, est tout de même surprenante à l’heure actuelle. De même, la préoccupation constante que chacun a de « garer » son petit ou son gros patrimoine, de trafiquer sur l’or, sur les devises, d’acheter des terres ou des maisons. L’esprit petit-bourgeois sévit plus que jamais en France. Et l’épuration par la souffrance n’est malheureusement qu’un mythe. Dans une élite, peut-être, l’esprit de sacrifice a été éveillé ou développé. Dans quelques esprits, peut-être, on pourrait noter un retour au sentiment de la grandeur qui faisait si totalement défaut à la France d’hier. La transformation, cependant, reste presque insignifiante. Même et surtout chez la jeunesse. La légèreté, l’égoïsme, la veulerie demeurent encore la règle. Il ne faut donc pas s’attendre à trouver dans le pays l’élan qui fera une France nouvelle. Il n’y aura d’élan que si on le provoque, que si on le stimule par une attitude nette, décidée, audacieuse. L’impulsion ne peut venir que du dehors, et d’en haut.

Pour l’instant, il n’y a guère de vigueur dans l’opinion française que pour la négation. Si quelque chose, en effet, peut actuellement unir la majorité des Français (en dehors de la lutte contre l’Allemagne), c’est bien l’opposition aux gens de Vichy. Dans la zone occupée, la situation est claire : les 95 % de l’opinion sont hostiles à la collaboration avec l’Allemagne, et ces 95 % sont presque unanimes à mépriser Vichy, parce que Vichy a préconisé et pratiqué la politique de collaboration. Dans le peuple, en tout cas, ces deux sentiments coexistent étroitement. Dans la bourgeoisie, ils coexistent également de la façon la plus générale. Il n’y a guère qu’une minorité pour être à la fois anti-allemande et dévouée au maréchal Pétain — et encore, dans cette minorité, cherche-t-on visiblement à se leurrer en faisant la distinction classique (et tout à fait fausse d’ailleurs) entre le Maréchal à qui l’on fait crédit, et son gouvernement qu’on condamne. Il reste à savoir si l’appel à Laval ne va pas diminuer encore le peu de confiance qu’une partie de la bourgeoisie « résistante » accordait encore au Maréchal. En zone libre, l’action du gouvernement, de sa presse, de sa Légion, et l’ignorance de ce qu’est l’occupation allemande rendent les choses moins simples: il y a une partie de l’opinion qui est derrière le Maréchal et qui accepte tout de lui, y compris la collaboration; mais si l’expression des sentiments était libre, on peut penser que cette fraction n’apparaîtrait que comme une minorité assez faible, qui serait balayée le jour de la victoire anglaise et de la libération française. Il faut donc tenir très grand compte du fait qu’au moment de la défaite, on aura devant soi une opinion résolument hostile à Vichy. La volonté de la France occupée, qui englobe les deux tiers de la population française, la volonté de Paris et des grandes agglomérations de Nord entraînera irrésistiblement à ce moment l’ensemble du pays.

Dans cette hostilité à Vichy, il entre certainement une part d’attachement au passé, à la fois dans ce qu’il avait de médiocre et dans ce qu’il avait de bon. Le petit comitard radical-socialiste qui combat Vichy le fait parce que, à ses yeux, rien ne peut remplacer la république comitarde et radicale-socialiste d’autrefois. Un écrivain comme Pierre Bost, qui méprise Vichy, le fait, pour sa part, parce que Vichy a nié toutes les valeurs qu’un maître éminent comme Alain avait enseigné à aimer à des générations – c’est-à-dire l’indépendance de l’esprit, le scrupule de la vérité et le respect de la plus humble personne humaine. Et cela, à coup sûr, mérite d’être pris en considération. Mais, d’une façon générale, ce n’est pas par attachement au passé que l’on vomit Vichy; c’est, au contraire, parce que l’on a vite reconnu en lui l’instrument pur et simple d’un retour à un passé plus périmé et plus décrié encore que la IIIe République: ce sous-mac mahonisme, ce monarchisme honteux pour petits bourgeois de province, ce comprimé de ce qu’il y avait de plus borné et de plus nocif dans le programme de l’Action Française a dressé contre soi tout ce qui, en France, ne prend pas M. Pujo pour un Montesquieu, l’antisémitisme pour un retour à la foi et la résurrection des « provinces », des « secrétaires d’État », de toutes les institutions du XVIIe siècle pour une innovation féconde. Très objectivement, nous ne demanderions pas mieux que de constater dans l’opinion un certain goût a garder quelque chose de ce qu’a fait Vichy. Mais la vérité oblige à constater qu’aucune tendance en ce sens n’apparaît nulle part. Elle oblige aussi à dire qu’après mûre réflexion, ce qui pourrait être gardé de l’œuvre de Vichy apparaît comme proprement infime : en fait, la seule tentative intéressante faite par Vichy est l’essai d’organisation professionnelle mis sur pied depuis deux ans; de cette tentative, qui d’ailleurs a été aussitôt viciée par l’immixtion des trusts, on pourra et on devra retenir l’idée, pour faire des professions organisées un des instruments de l’économie rénovée. Mais de tout le reste, hormis ce qui est la continuation pure et simple de l’œuvre du régime antérieur (retraite des vieux, organisation du marché des céréales), rien n’appelle aucune adhésion; tout n’apparaît que comme un incroyable bric-à-brac puisé dans les greniers poussiéreux de la société d’avant 1789, à commencer par le retour à l’enseignement purement « classique »,  l’exaltation de l’idée de corporation, le prêchi-prêcha en faveur de l’artisanat, etc. Il semble donc que si l’on veut trouver l’accord de l’opinion pour fonder une France nouvelle, il faudra être clairement et sans équivoque en rupture avec Vichy. Il ne faudra se laisser aller à aucune complaisance à l’égard des gens de Vichy, sous peine de perdre rapidement tout crédit auprès des éléments les meilleurs du pays, de ceux qui n’ont jamais admis l’Armistice, ni la collaboration ni l’exploitation politique de la défaite par les plus bas excitateurs de l’avant-guerre. Il faudra même exclure et frapper les plus compromis et les plus cyniques de ce personnel de tarés et de profiteurs. L’opinion demande impérieusement cette sévérité, et n’accordera sa confiance qu’à ceux qui l’exerceront sans défaillance. Il va sans dire qu’elle exige encore bien plus impérieusement le châtiment des traîtres de Paris: journalistes, hommes politiques, chefs de bande qui se sont vendus à l’Allemagne. Sur ce point, elle sera intraitable. Si tous ces gens ne sont pas condamnés et supprimés, elle criera certainement à la trahison et à la lâcheté. Le risque serait même, dans ce cas-là, qu’elle se mette directement à la besogne et qu’on assiste à une sorte de vengeance diffuse qui serait aveugle et inadmissible. Pour éviter ces exécutions sporadiques, le seul moyen sera sans doute de frapper à la tête, de frapper fort, vite et, une fois les criminels notoires éliminés, de bien faire savoir que justice est faite et que nul n’a le droit de se substituer à l’État dans cette tâche.

Parmi les réalités dont il faut ainsi tenir compte, nous en arrivons maintenant à celle qui pose le plus important des problèmes que peut soulever ce rapport: la survivance ou la reconstitution d’un certain nombre des anciens partis politiques.

De ces partis sont évidemment éliminés pour l’instant tous ceux qui n’étaient en réalité que des organisations électorales. C’est le cas de la plupart des partis modérés (Fédération républicaine de Louis Marin, Alliance démocratique, etc.). C’est le cas aussi du parti radical: divisé avant la guerre en tendances opposées, dépourvu d’une véritable organisation interne, il n’avait de cohésion qu’en vue des élections; il paraît aujourd’hui tout à fait mort; ses dirigeants gardent des contacts entre eux (encore que Chautemps soit en Amérique, et Herriot fort retiré dans l’Isère); ils conservent, chacun dans son coin, des fidélités personnelles; et surtout, ils tiennent en sous-main assez de journaux pour qu’on ne puisse pas douter qu’un jour, s’ils trouvaient la voie libre, on les revoie après quelques années de retraite prudente et sans gloire. Mais, pour l’instant, ils ne comptent pas; ils n’ont ni effectifs ni action. Et c’est tant mieux. Car même les meilleurs d’entre eux ne paraissent avoir aucune idée de la tâche de rénovation qui devra être accomplie dans le pays. En veut-on la preuve ? On la trouvera dans la conversation qu’a eue récemment Herriot avec un parlementaire du Rhône: Herriot est incontestablement, de tous les parlementaires radicaux, celui qui a le plus de sympathie dans les masses et le plus de crédit aux États-Unis et en Russie. II est de beaucoup le plus intelligent, le plus désintéressé, le plus patriote. Mais ses vues sont actuellement si courtes que lorsque son interlocuteur lui a parlé de réformes hardies, il lui a objecté, avec à la fois beaucoup de bonhomie et beaucoup d’autorité: « Mais, mon ami, il n’y a pas besoin de tout ça: le désordre venait autrefois du trop grand nombre des députés. Six cents, c’était ingouvernable; mais ramenez cette petite classe à trois ou quatre cents. Et alors, vous verrez ces débats… Tout ira plus vite et bien mieux. »

Pour le moment, donc, il n’y a à tenir compte ni du radicalisme, ni des anciens partis modérés. Mais ce qu’on ne peut ignorer, c’est qu’il y a trois partis qui existent et qui subsistent: les communistes, les socialistes et le Parti social français.

Du parti communiste, on sait l’essentiel. Il a subi un coup très dur en 1939: la conclusion du pacte germano-soviétique lui a fait perdre une partie de ses adhérents et de ses dirigeants et la quasi-totalité de ses sympathisants, y compris, ce qui est assez important, les intellectuels qu’il avait si bien su capter par des institutions comme la Maison de la culture, les Éditions sociales internationales, etc. Il est resté dans cette position mineure jusqu’en juin 1941, aggravant même le potentiel d’hostilité à son égard par la maladresse de ses dirigeants qui, au lendemain de l’Armistice, affectaient de ne pas être tellement mal avec les Allemands, et qui, dans leurs conversations comme dans L’Humanité clandestine, reprenaient les attaques de la radio de Moscou contre le « capitalisme anglais ».

L’entrée en ligne de l’URSS en juin 1941 a naturellement modifié cette situation. En s’alignant sur la position anti-allemande de la grande majorité de l’opinion, le parti communiste a été libéré du handicap que constituait pour lui son attitude équivoque à l’égard du conflit depuis 1939. La résistance soviétique a été en sa faveur un argument soigneusement exploité: en fait, même beaucoup de « nationaux » (et jusqu’à des collaborationnistes résolument anticommunistes, nous en avons eu des témoignages directs) ont tiré des événements de l’Est la conclusion que l’économie autoritaire des Soviets a tout de même assuré la défense nationale bien mieux que le libéralisme français ou anglo-saxon. Si l’on ajoute que les hécatombes pratiquées dans les rangs du parti communiste par la Gestapo et la police de M. Pucheu lui ont conféré l’auréole du martyre et si l’on se souvient que, grâce à son habitude du travail clandestin, au dévouement de ses militants et à l’appui de l’URSS, le parti communiste a conservé une remarquable organisation intérieure, on admettra qu’il a repris depuis un an une importance certaine. Quelle est, cependant, cette importance ? Si les dirigeants communistes affirment qu’ils disposent aujourd’hui de 500 000 adhérents, ils exagèrent beaucoup. Jamais, même au maximum de leur flux, en 1937, ils n’ont approché de ce chiffre, à beaucoup près. Et il faut ajouter que même lorsqu’ils étaient 350 000, il fallait distinguer deux recrutements dans ce contingent : d’une part, les 70 000 militants fidèles depuis toujours, et dont chacun était un propagandiste au moins aussi actif, dévoué et instruit qu’un secrétaire de section socialiste; d’autre part, les 250 000 adhérents nouveaux, recrutés depuis 1934, qui étaient loin d’offrir la même solidité. Aujourd’hui, on peut considérer que la vieille garde communiste est toujours là, un peu diminuée par les défections qui ont accompagné la scission d’une partie de ses dirigeants à l’occasion du pacte germano-soviétique de 1939, un peu renforcée par contre par l’assimilation d’une partie des effectifs recrutés depuis 1934. Que les communistes disposent aujourd’hui, immédiatement, d’un noyau de 75 à 80 000 militants absolument sûrs, qui paient clandestinement cotisation, peut-être, voilà qui est très vraisemblable. Autour de ce noyau, peuvent-ils prétendre disposer, en puissance, de deux, trois ou quatre cent mille adhérents qui sont de cœur avec eux ? Ce n’est pas aussi sûr. Les variations de la « ligne générale » depuis 1939, le lâchage russe de 1939 après la campagne d’excitation des précédentes années, la disparition, malgré tout, des moyens puissants de propagande publique dont disposait le parti avant la guerre ont certainement relâché les liens entre le parti et une fraction importante de ses adhérents de fraîche date. Ce n’est pas dire qu’il ne remettrait pas la main sur eux si les circonstances se montraient favorables mais c’est dire tout de même que, si une force d’attraction supérieure à celle du parti communiste agissait sur eux, un grand nombre de ces anciens communistes pourraient être orientés ailleurs que vers lui. À plus forte raison en est est-il ainsi de la masse des sympathisants, un moment énorme, qui a permis au parti communiste son développement à partir de 1934 et qui lui a valu un million et demi de voix en 1936. Beaucoup ont été définitivement dégoûtés de la politique stalinienne par les événements de 1939; nous pouvons affirmer en particulier que beaucoup des intellectuels formant naguère la Maison de la culture sont maintenant en très nette rupture avec le parti communiste. En principe, il semble donc que cette masse d’anciens sympathisants ne retournera à son orientation communiste que si elle ne trouve rien d’autre à quoi s’accrocher, que si elle ne voit s’offrir à elle d’autres perspectives qu’un fascisme larvé du genre vichyssois ou un retour au radicalisme crasseux d’avant la guerre. Un grand mouvement de rénovation nationale, qui tiendrait largement compte des besoins des masses et qui procéderait aux réformes de structure nécessaires en matière économique comme en matière politique, pourrait au contraire très vraisemblablement enlever l’adhésion de toute cette masse actuellement disponible.

Vis-à-vis de cette masse, le plan d’action paraît donc assez simple : l’attirer par ce qui l’attirait naguère dans le communisme, c’est-à-dire le sentiment de la force, de l’organisation, de l’esprit de sacrifice en même temps qu’une doctrine neuve et hardie. Mais vis-à-vis du parti communiste lui-même, quelles paraissent être les possibilités ?

En principe, en France, on paraît considérer à peu près unanimement qu’autant les communistes peuvent être disposés actuellement (par intérêt direct autant que sur l’ordre de Moscou) à collaborer à l’œuvre de libération nationale, autant, dès la minute même du départ des Allemands, ils en reviendront naturellement à leur ligne d’action proprement révolutionnaire, c’est-à-dire qu’ils essaieront de s’emparer pour leur propre compte des leviers de commande et du pouvoir, ce qui laisse la porte ouverte à deux possibilités également désastreuses: une dictature communiste, ou une réaction sanglante laissant dans le pays des traces aussi ineffaçables et aussi graves que la réaction versaillaise après la Commune de 1871. Dans ce cas, la seule attitude possible vis-à-vis du parti communiste serait d’exploiter sa collaboration jusqu’à la libération du territoire, et, dès l’évacuation de Paris, de le devancer au pouvoir et d’arbitrer d’avance le conflit entre la réaction et lui en les renvoyant dos à dos dans l’impuissance.

Y a-t-il cependant une chance pour que les communistes, renonçant à leur doctrine révolutionnaire, envisagent de collaborer sincèrement à la rénovation nationale ? Il est très possible qu’ils s’y affirment disposés, comme avant la guerre ils ont proposé la constitution d’un « Front français », comme ils multiplient en ce moment les propositions d’action commune aux socialistes, aux catholiques et à d’autres groupements encore. Faut-il, pour une fois, les croire etimaginer qu’ils pourraient être aux côtés du chef des Forces françaises libres au lendemain de la libération du territoire ? Assurément, il ne faut exclure aucune hypothèse. D’une façon générale cependant, tous ceux qui ont l’expérience des contacts avec les communistes savent bien que toutes leurs propositions d’action commune n’ont jamais été que des manœuvres destinées à endormir la vigilance des voisins, à débaucher leurs effectifs, à donner le beau rôle au parti communiste. Une grande prudence semble donc être de rigueur. En tout cas, il faut bien se dire que, même s’ils ne se battaient pas contre le mouvement de rénovation nationale, à tout le moins ils ne consentiraient jamais à ne plus être un parti indépendant, irréductible et toujours étroitement dépendant de Moscou. Les absorber dans la nation paraît donc être un rêve difficile à réaliser.

Chez les socialistes, les possibilités sont d’un autre ordre. Le parti socialiste a été profondément atteint par la guerre et la défaite. D’une part, il a été abandonné par tous les adhérents peureux et tous les dirigeants combinards qui se trouvaient dans les rangs, et dont certains sont actuellement les plus beaux ornements du gouvernement vichyssois; d’autre part, il a été (et c’est ce qui pouvait lui arriver de mieux) amputé de toute l’aile défaitiste qui suivait Paul Faure à la veille de la défaite — et, dans le domaine syndical, Belin. Ces collaborationnistes avant la lettre qui sont aujourd’hui des collaborationnistes plus ou moins avoués, sont définitivement éliminés.

Enfin, les éléments les meilleurs, ceux qui, avant la guerre, ont soutenu une politique nationale, qui, aujourd’hui, sont énergiquement « résistants » et qui n’ont pas capitulé devant Vichy, ont eu la vie très dure depuis deux ans: Blum en prison, Dormoy assassiné, Lebas emprisonné par les Allemands, les autres révoqués, traqués, exclus de toute possibilité d’action ou d’expression, tout regroupement était évidemment très difficile.

Ce regroupement est cependant, à l’heure actuelle, un fait accompli, et il progresse même plus vite qu’on pouvait le penser. En zone libre, on le constate dans le Rhône, dans les Bouches-du-Rhône, dans la Haute-Garonne; un petit organe directeur fonctionne à Lyon, sous l’impulsion d’André Philip et du député d’Aix-en-Provence, Félix Gouin. En zone occupée, une reconstitution presque spontanée des grandes fédérations du Nord et du Pas-de-Calais s’est opérée, sous la direction de militants ou d’élus locaux (Saint-Venant et Augustin Laurent dans le Nord, les frères Évrard dans le Pas-de-Calais); un effort est tenté aussi dans la Seine, avec un succès beaucoup moindre, la région parisienne ayant toujours été un médiocre terrain pour les socialistes; beaucoup d’autres fédérations sont en outre virtuellement reconstituées, en ce sens que les cadres sont à pied d’oeuvre, fidèles à leur parti et prêts à regrouper les militants au premier signal; enfin, comme dans l’autre zone, un petit comité d’action s’est constitué, assez obscur par sa composition, mais en relations à la fois avec les fédérations en voie de reconstruction et, à l’extérieur, avec le parti socialiste suisse et le Labour Party, grâce à l’aide matérielle desquels il a publié deux ou trois numéros d’un bulletin clandestin.

Cette reconstitution du parti socialiste, sous l’impulsion de sa fraction « résistante », ne peut être délibérément ignorée. Il ne faut naturellement pas non plus en exagérer l’étendue : à la différence du parti communiste, le parti socialiste n’avait aucune expérience de l’action clandestine, il n’avait qu’une médiocre cohésion, le nombre de ses militants vraiment éprouvés était très réduit, certaines de ses fédérations, dont le cadre était entièrement pourri par Je défaitisme « Paul-Fauriste » sont pour l’instant hors de combat; et ce n’est donc qu’un parti très diminué, qui se cherche en ce moment. Sa reconstruction progressive n’en doit pas moins être prise en considération. D’abord, parce que l’attachement à un parti traqué et quotidiennement vilipendé par la presse à la solde des Allemands est une forme du courage et de l’esprit de résistance. Et puis parce qu’incontestablement, du moins en ce qui concerne la période actuelle, tout ce mouvement socialiste est entièrement tourné vers la libération du pays et ne se cache pas d’être gaulliste.

Dans ces conditions, convient-il, parce que la reconstitution d’un grand parti est une résurrection du passé, de laisser de côté cette masse en voie de réorganisation, de se borner à la voir espérer et peut-être favoriser activement la libération du territoire, et puis, une fois les Allemands partis, d’entrer en lutte avec elle ou de faire comme si elle n’existait pas ?

A notre sens, cette attitude ne serait concevable que si les dirigeants et les adhérents de ce parti socialiste en voie de reconstitution paraissaient dès maintenant résolus à retomber dans leur vieille ornière de parti, à se retrancher derrière leur charte de 1905 pour recommencer les vieilles histoires de lutte de classes piteusement atténuées (ou, si l’on veut, aggravées) par un « cartellisme honteux ». Dans ce cas, rien ne vaudrait la peine d’être tenté. Mais, en réalité, les dispositions sont tout autres dans le parti socialiste en voie de regroupement: la masse, d’abord, offre une « disponibilité » d’esprit, une « plasticité » qu’elle n’a certainement jamais offertes à aucune autre période; les militants restent fidèles à leur vague idéal de société sans injustice, mais ils se rendent fort bien compte que les tactiques et les méthodes du vieux parti ont échoué et qu’il n’a pas su mettre le travail et les travailleurs dans une relation exacte et efficace vis-à-vis de la nation; et par là même, ils sont prêts à accueillir bien des innovations, même très hardies; quant aux dirigeants, il apparaît qu’un « esprit nouveau » anime vraiment les plus marquants d’entre eux. André Philip, par exemple, dit ouvertement que les socialistes ne doivent pas constituer un parti à part, et qu’après s’être regroupés pour se retrouver, ils doivent se fondre dans le grand mouvement national dont le général de Gaulle sera le chef et le symbole, quitte à essayer d’y jouer un rôle d’inspirateurs et de moteur. Beaucoup d’autres, sans l’exprimer aussi fortement, pensent exactement de même. Et tout permet de considérer que ce serait, éventuellement, le mot d’ordre que Léon Blum donnerait à ses anciens amis s’il était consulté. En tout cas, son ancien directeur de cabinet, qui est aussi l’un de ses interprètes les plus exacts, André Blumel, s’est exprimé exactement dans le même sens (et sans consultation avec Philip) à Formiguères, devant des amis qui venaient le visiter dans sa résidence forcée.

Dans ces conditions, l’intérêt national comme l’intérêt du mouvement gaulliste semble être d’essayer de capter cette force en puissance plutôt que de l’ignorer et de la dédaigner. L’ignorance et le dédain seraient le meilleur moyen de donner une chance aux vieilles tendances de réapparaître dans ce parti, et de l’opposer à nouveau aux partis nationaux en vertu de sa charte de 1905 ; ce serait le meilleur moyen de le rejeter vers une alliance avec le communisme, qui rendrait toute réorganisation nationale impossible faute de concours ouvrier. Intégrer au contraire ce parti socialiste dans le grand mouvement national serait bien plus habile. Et c’est certainement une possibilité à l’heure actuelle.

Reste le Parti social français. Dans un précédent rapport, nous avons déjà fait connaître son attitude. Chez les dirigeants, nous avons noté, au départ, une réserve visible à l’égard des choses et des gens de Vichy, mais aussi une sorte d’hostilité très nette à l’égard du général de Gaulle et des Français de Londres un effroi certain devant l’éventualité de la victoire allemande, mais une incertitude manifeste sur l’issue finale du conflit. D’où un attentisme assez peu reluisant, dont les chefs du PSF ne sortaient que pour répondre aux nasardes du parti doriotiste ou des autres vieux rivaux du PSF. En ce qui concerne les adhérents, nous avons noté les divergences de leur réaction: certains ont trouvé leurs vieux combles par Vichy et se sont détachés du parti; d’autres, tout en restant dans le parti, se montrent à peu près satisfaits de l’œuvre vichyssoise; une partie a adopté l’attentisme des chefs; une partie beaucoup plus considérable à coup sûr est nettement gaulliste: de ces gaullistes, une fraction, fidèle au parti et à ses dirigeants, admet leur attentisme comme une prudence nécessaire tout en leur demandant d’en sortir le plus tôt possible; une autre fraction, impatientée par la veulerie de cette attitude cauteleuse, a au contraire abandonné le parti et ne se cache pas d’en incriminer vivement les dirigeants.

Depuis l’origine, nous l’avons noté également, Vichy a fait un effort pour s’acquérir le PSF : au lieu de le dissoudre, comme il eût été normal, il lui a conseillé de se fondre avec la « Légion »; pour présider à l’opération, il a nommé le colonel de La Rocque « chargé de mission » auprès du Maréchal; Charles Vallin a été nommé membre du conseil de justice chargé l’an passé de préparer la décision du Maréchal relative aux inculpés de Riom; il a été, depuis, nommé conseiller municipal de Paris, ainsi que Frédéric Dupont, son ami, ex-député et conseiller municipal du 7e arrondissement; il a été sollicité récemment, et a accepté de faire en zone libre une série de conférences sur la situation et l’avenir du pays; enfin, M. Creyssel, PSF notoire (et assez peu recommandable, d’ailleurs), a été nommé, il y a quelques semaines, directeur d’un des services d’information de Vichy. L’effort de séduction était visible. Et bien que les dirigeants du PSF continuassent à témoigner dans leurs conversations de la même réserve à l’égard du gouvernement, ils paraissaient bien lui avoir donné quelques gages, par faiblesse, par goût des situations, ou peut-être (c’est ce qu’ils prétendaient eux-mêmes) par nécessité tactique, pour n’avoir pas d’histoires avec le pouvoir.

Dans de récentes conversations, il nous a semblé cependant qu’ils se rendaient compte de l’impossibilité de persister dans cette attitude équivoque. Le chef de leur ancien bureau politique, Barrachin, pour sa part, professe ouvertement une anglophilie telle qu’il a dû aller s’assurer quelques mois de tranquillité à Madrid, chez son beau-père M. Piétri. D’autre part, la fusion avec la Légion a échoué, à la fois parce qu’il n’y a évidemment rien à faire avec la Légion, et parce que le PSF a mis à cette fusion toute la mauvaise grâce possible. Et enfin, si nous interprétons correctement ce que nous a dit Vallin, il y a quelque trois semaines, il semble que la pression des troupes sur les chefs s’accentue dans un sens nettement gaulliste, et commence à agir sur eux. C’est ainsi que Charles Vallin, après nous avoir dit par exemple combien il avait été frappé de la véhémence avec laquelle le chef du PSF dans le 16e arrondissement s’était félicité devant lui du bombardement des usines Renault, nous a laissé entendre qu’à très brève échéance il croyait devoir sentir la nécessité de sortir de son attentisme actuel. Et il envisageait un « geste » ou une « décision » dont nous avons su depuis, par des conversations privées, que ce serait peut-être une tentative de départ pour l’Angleterre ou les États-Unis, avec l’aveu plus ou moins tacite du colonel de La Rocque.

Là encore, un problème se trouve donc posé: ignorer le PSF ou chercher à l’absorber dans le mouvement national ? L’obstacle, ici, n’est pas, comme pour le parti socialiste, dans le fait que le PSF appartient au passé: pratiquement, il était de formation assez récente pour pouvoir être considéré comme une force neuve plutôt que comme une force ayant ses sources dans une époque déjà périmée. Ce qu’il y a de fâcheux, c’est surtout le défaut de courage et de netteté dont il a fait preuve depuis deux ans. Son attitude d’attente, ses mines renfrognées quand il s’agit des Forces françaises libres, tout cela n’est évidemment pas très encourageant. S’il n’y avait que les chefs, l’hésitation serait donc permise. Mais il y a tout de même la masse des adhérents qui sont ouvertement gaullistes tout en restant attachés à leur organisation, et qui représentent une catégorie sociale indispensable à une France nouvelle. Il semble que, ceux-là, il soit impossible de les laisser en dehors du mouvement. Et, en même temps, il est difficile de les attirer sans passer par leurs chefs. D’abord parce qu’ils sont fidèles à ces chefs. Et aussi, il faut bien en convenir, parce que les troupes PSF, si elles sont plus gaullistes que leurs chefs, sont par contre, au point de vue social et politique, plus bornées qu’eux, et qu’on ne pourra les amener à une conception compatible avec celle des syndicats, par exemple, que par l’entremise des plus ouverts de leurs dirigeants, un Vallin, un Barrachin, d’ores et déjà acquis, eux, à une politique plus généreuse et plus large.

De cette étude, les conclusions suivantes nous paraissent pouvoir être tirées.

La grande masse du pays souhaite ardemment qu’aussitôt accomplie l’œuvre de libération du territoire, un grand mouvement se produise pour rénover les institutions du pays.

Ce grand mouvement, elle ne le conçoit possible qu’autour du chef des Forces françaises libres, à la fois parce qu’il est un symbole, parce qu’il dispose d’une force propre, et parce qu’il aura, aux yeux de tous, le droit de s’en servir.

Pour remplir sa mission, on admet sans hésitation et même on souhaite impérieusement qu’il s’empare des leviers de commande sur les talons mêmes des Allemands, pour empêcher aussi bien les communistes que les gens de Vichy de s’en emparer eux-mêmes. Après quoi, un interrègne de plusieurs mois, voire de plusieurs années, est envisagé, interrègne pendant lequel, sous l’autorité du général de Gaulle, une constitution, également éloignée du radical-socialisme d’avant-guerre, du régime Pétain et du communisme, serait élaborée, soumise à la ratification de la nation et mise en train.

La préparation de cette action exigerait qu’à un moment donné, quelques indications, quelques certitudes soient données aux millions de gens qui actuellement appellent de leurs vœux individuels ces réalisations mais qui ne sont pas encadrés et qui, faute d’avoir quelque chose de positif à espérer, risqueraient, avec le temps, d’être attirés soit vers les formules anciennes soit vers les mouvements dissidents.

Elle exigerait aussi, à notre sens, un contact avec les grands partis qui subsistent, comme déjà un contact a été établi avec les syndicats. Contact sans doute purement diplomatique avec les communistes, mais contact en vue d’une absorption avec les socialistes et le PSF.

Dès maintenant, d’ailleurs, les points sur lesquels l’accord serait possible entre le Gaullisme, d’une part, et d’autre part l’opinion générale, les syndicats, les éléments vivants du Parti socialiste et du PSF pourraient se définir ainsi: au point de vue politique, principe représentatif par l’universalité du suffrage et le maintien d’une assemblée politique, mais renforcement de l’exécutif, soit en s’inspirant du système américain (c’est la tendance la plus générale), soit en s’inspirant du système anglais; au point de vue économique et social, élaboration du plan national de production par l’État, exécution du plan dans chaque branche par la profession organisée, avec participation des ouvriers à la vie même de l’organisation professionnelle. Sur ces bases qui concilient à la fois la nécessité d’une économie collective et celle du maintien, pour une longue période encore, de l’entreprise individuelle, un très large rassemblement de ce qu’il y a de meilleur dans le pays est possible. Encore faudrait-il le préparer dès avant le moment de l’action.