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1er Discours de Pierre Brossolette à la BBC, le 22 Septembre 1942

« Saluez-les, Français ! Ce sont les soutiers de la gloire »

Archives privées de Gilberte Brossolette

 

 

Français,

Ce n’est pas sans débat que j’ai accepté de payer mon tribut d’arrivant en parlant aujourd’hui à ce micro. Car je n’ai pas oublié que, dans le grand trouble des esprits et des coeurs d’avant-guerre, la voix de Pierre Brossolette a suscité des inimitiés tenaces aussi bien que des fidélités passionnées. Et si j’avais pensé un instant qu’elle puisse maintenant encore révéler la moindre division parmi les Français qui souffrent et qui luttent, je me serais tu avec sérénité: je n’ai pas la nostalgie du micro.

Mais il m’a finalement semblé qu’aujourd’hui trop de mains se sont tendues entre les Français qui se combattaient hier, il m’a semblé qu’à travers les épreuves douloureuses et héroïques de la Résistance, une trop profonde et trop magnifique solidarité, je dis mieux: trop profonde et trop magnifique complicité s’est forgé entre tous les Français, pour que tous n’accueillent pas avec sympathie ce soir une parole qui n’est plus que celle d’un soldat de la seconde bataille de France parlant à ses camarades de combat. Et peut-être au contraire pour les mots de communion nationale que j’ai à prononcer sera-ce un poids supplémentaire que d’être dits par un homme qui passa naguère pour un partisan si violent.

J’aurais voulu dès ce soir fixer devant vous, devant ceux qui ont été et sont toujours mes amis, devant ceux qui ne l’ont pas été naguère et qui le seront demain, la leçon de notre arrivée commune ici, à Charles Vallin et à moi, la leçon de cette arrivée que nous avons, l’un et l’autre, voulue commune pour montrer physiquement à tous qu’il n’y a plus entre les Français de fossé sinon le fossé séparant à jamais ceux qui veulent leur pays intact et libre et ceux qui le toléreraient mutilé et asservi…

Mais, aujourd’hui, je veux d’abord, parce que je crois que je le puis, je veux d’abord répondre à une des interrogations muettes mais ardentes de millions de Français et de Françaises.

Ces Français, ces Françaises, ils savent bien, certes, que ce n’est pas pour un homme que nous nous battons, mais pour une cause, que ce n’est pas un homme qui nous a rejetés dans la bataille, mais un geste, un sursaut — son geste, son sursaut — et que peu importe en principe le nom dont est signé le texte historique qu’aujourd’hui encore je ne puis relire sans que l’émotion me saisisse à la gorge, le texte que vous devriez tous savoir par coeur, le texte qui, à la fin tragique de juin 1940, nous a tous rappelés de l’abîme, en nous disant: « La France a perdu une bataille mais la France n’a pas perdu la guerre… Il faut que la France soit présente à la victoire. Alors elle retrouvera sa liberté et sa grandeur…». Ils savent tout cela qui précisément donne à notre bataille son sens et sa splendeur. Mais je n’en connais pourtant pas beaucoup qui, malgré tout, ne se demandent pas avec une sorte de curiosité passionnée comment est l’homme en qui s’incarne depuis deux ans leur suprême espérance. Eh bien&nbsp! La réponse à cette question muette, la réponse que n’ont pas pu vous donner ni ceux qui ne sont pas libres de parler de lui, parce qu’ils sont ses collaborateurs directs, peut-être puis-je essayer de vous la fournir, moi qui le connais déjà, mais qui peux m’exprimer sur lui avec la liberté d’un homme parlant d’un autre homme. Et alors, moi qui depuis quinze ans commence à avoir suffisamment vu de choses et de gens pour savoir où est la grandeur et où est la bassesse, où est le calcul ou le désintéressement, où est la fourberie et où la probité, où sont les idées courtes et où les grandes vues d’avenir, je vous dois à tous, à vous tous qu’a soulevés d’un même souffle le geste du 18 juin 1940 : «Français, ne craignez rien, l’homme est à la mesure du geste, et ce n’est pas lui qui vous décevra lorsque, à la tête des chars de l’armée de la délivrance, au jour poignant de la victoire, il sera porté tout au long des Champs-Elysées, dans le murmure étouffé des grands sanglots de joie des femmes, par la rafale sans fins de vos acclamations.»

Voilà ce que je voulais d’abord vous dire ce soir. Mais voici ce qu’il faut que je vous demande. À côté de vous, parmi vous, sans que vous le sachiez toujours, luttent et meurent des hommes — mes frères d’armes —, les hommes du combat souterrain pour la libération. Ces hommes, je voudrais que nous les saluions ce soir ensemble. Tués, blessés, fusillés, arrêtés, torturés, chassés toujours de leur foyer; coupés souvent de leur famille, combattants d’autant plus émouvants qu’ils n’ont point d’uniformes ni d’étendards, régiment sans drapeau dont les sacrifices et les batailles ne s’inscriront point en lettres d’or dans le frémissement de la soie mais seulement dans la mémoire fraternelle et déchirée de ceux qui survivront; saluez-les. La gloire est comme ces navires où l’on ne meurt pas seulement à ciel ouvert mais aussi dans l’obscurité pathétique des cales. C’est ainsi que luttent et que meurent les hommes du combat souterrain de la France.

Saluez-les, Français ! Ce sont les soutiers de la gloire.