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Discours, Compte-rendu sténographique du 34ème Congrès national SFIO, Marseille, 10-11-12-13 juillet 1937 -Librairie Populaire, p. 322-331

 

Camarades, dans le temps très bref qui est accordé à chacun de nous, je veux simplement apporter ici, avec tout le sérieux, et je dirai volontiers avec tout le scrupule qu’exige la situation délicate dans laquelle nous nous trouvons, les raisons pour lesquelles notre Fédération de l’Aube a donné la majorité absolue à la motion de la « Bataille socialiste ».

Et, pour couper court à tout malentendu, pour couper court aussi à toute manœuvre qui pourrait tendre, toute à l’heure, à nous demander de ne pas soutenir notre motion jusqu’au bout, sous prétexte qu’un trop grand nombre de mandats portés sur elle pourrait contraindre nos camarades ministres à quitter le gouvernement, je déclare tout de suite qu’elle n’entend en aucune façon demander le retrait des membres socialistes du cabinet Chautemps ; je déclare que, même si elle était votée à la majorité par le Congrès, elle ne saurait sous aucun prétexte avoir cet effet qui serait contraire à notre pensée. Rien, dans notre texte, ne peut justifier une telle interprétation. Rien dans nos intentions ne peut la justifier non plus. Car nous pensons qu’une erreur ne saurait se réparer par une autre erreur et qu’une série de fautes n’a jamais constitué une politique.

Je déclare également qu’une fois formulé l’hommage rendu dans le préambule de notre motion aux camarades qui ont voté au Conseil national contre la participation, nous n’entendons point revenir sur le passé et remettre en cause le vote émis par le Conseil national. C’est seulement à l’avenir que nous avons pensé, pour l’avenir que nous avons entendu demander au Congrès de légiférer.

Et je déclare enfin, aussi formellement, que par notre vote nous n’avons pas entendu apporter à l’égard de nos camarades ministres et notamment à l’égard de Léon Blum aucune expression de désaveu ou de désaffection. Léon Blum sait, mais nous voulons que le Congrès sache avec lui, qu’aujourd’hui comme hier, après comme avant la chute, il reste l’homme qui pendant treize mois s’est penché sur la condition des travailleurs avec une sollicitude qui n’a d’exemple chez aucun autre chef du gouvernement ni en France ni peut-être dans le monde. Il reste l’homme qui a dix fois en un an risqué l’existence de son gouvernement devant les Chambres pour rester solidaire de la classe ouvrière, même dans des débats aussi difficiles que les interpellations sur l’affaire de Clichy. Il reste l’homme qui nous vaut et qui nous vaudra pendant des années l’orgueil de pouvoir aller devant les travailleurs, leur dire : « C’est nous qui vous avons donné les quarante heures et les congés payés, c’est nous qui vous avons donné les contrats collectifs, c’est nous qui vous avons donné l’Office du blé, c’est nous qui vous avons donné la nationalisation de la Banque de France et des marchands de canons. » Il reste l’homme que nos camarades parisiens acclamaient encore frénétiquement à Luna-Park huit jours avant la chute. Pour nous, il reste tout cela : qu’on n’attende donc de nous rien qui puisse diminuer ou laisser ici diminuer l’homme dont tout le Parti a fait pendant treize mois son idole.

Mais, camarades, c’est un fait déjà que sous le gouvernement Léon Blum nous aurions voté la motion de la « Bataille socialiste ». Il est donc naturel que nous la votions encore sous le gouvernement Chautemps. Et vous admettrez vous-mêmes qu’après les événements de juin, les raisons que nous avons de la voter ne peuvent être que plus pressantes et plus actuelles.

Ce que nous vous aurions dit il y a deux mois, c’est que l’expérience du pseudo-libéralisme à laquelle s’est livré le gouvernement de Front populaire avait assez duré et qu’il était temps, si nous ne voulions pas nous laisser étrangler par les banques, de recourir enfin à cette politique d’énergie qui figure à la fois au programme du Front populaire et à celui du Parti socialiste et qui est celle du contrôle des changes.

Oui, bien sûr, nous savons les raisons qui, du discours de l’American Club jusqu’aux mesures financières du 5 mars dernier6, ont fait reculer nos camarades du gouvernement devant le contrôle des changes et la contrainte, pour tenter la politique de la « confiance » j la faveur de ce que nous avons admis d’appeler le « libéralisme ». Nous savons bien que ce sont les soucis internationaux qui l’on: emporté alors sur les soucis nationaux. Nos camarades du gouvernement ont pensé — et nous avons pensé avec eux — que la solidarité des démocraties serait plus forte si la démocratie française faisait aux démocraties anglo-saxonnes le sacrifice des méthodes de contrainte que ces démocraties anglo-saxonnes ne considère» pas comme souhaitables parce qu’elles, du moins, n’en ont jamais eu besoin pour enseigner le patriotisme à leurs capitalistes.

Et il est probable que vous avez eu raison, et que nous avons eu raison d’opter ainsi, au moment où nous avions à réparer la brèche ouverte dans l’amitié franco-anglaise par la folle politique de M. Pierre La^al ; au moment aussi, où, prenant pour la première fois le pouvoir, des légendes intéressées nous présentaient complaisamment comme des doctrinaires de la violence et des partisans de je ne sais quel fascisme rouge.

Mais nous espérons bien que ni Léon Blum ni aucun de nos camarades du gouvernement n’ont jamais imaginé qu’une pareille tentative pourrait se prolonger au-delà d’un certain terme sans nous conduire à la chute. En vérité, nous savions bien, et j’espère que nos camarades ministres savaient, que dans un pays où les charges écrasantes de la dette et de la défense nationale imposent un appel permanent aux capitaux, et où les capitaux n’ont jamais répondu et ne répondront jamais qu’à l’appel des gouvernements de réaction, c’était se condamner sous les coups des banques que d’accepter indéfiniment, pour resserrer nos liens avec les démocraties en face de la menace des fascismes, de pratiquer le libéralisme au lieu de la contrainte.

Ce que nous vous aurions donc dit, il y a deux mois, c’était qu’il était nécessaire pour le gouvernement Léon Blum de renoncer, dès que les circonstances le permettraient, à cette politique de suicide qu’il avait dû choisir au début de notre ministère pour des raisons internationales impérieuses. Et ce que nous vous aurions dit aussi et ce que nous voulons vous dire aujourd’hui pour l’avenir, avec plus de force encore, c’est qu’à notre sens, il y a déjà un certain temps que se sont affaiblies ou qu’ont disparu les raisons qui ont été naguère si puissantes.

Après treize mois de gouvernement indulgent, l’opinion internationale sait aujourd’hui que nous ne sommes pas des fascistes rouges, mais de vrais démocrates et nous n’avons plus sur ce point de préjugés à dissiper. Il est certain que l’Angleterre, par ailleurs plus encore qu’au libéralisme, tient à la paix. Elle l’a prouvé encore il y a quelques semaines lorsqu’elle a invité chez elle M. von Neurath, qui est pourtant le ministre des Affaires étrangères d’un pays autarcique et raciste. Et elle l’aurait prouvé de même en préférant en France à n’importe quel gouvernement libéral mais mauvais artisan de la paix, le gouvernement Léon Blum recourant à la contrainte mais dont elle savait qu’il a été pendant treize mois un incomparable artisan de la paix. Entre les gouvernements que nous risquons peut-être d’avoir à subir demain avec la politique de la « confiance », entre un gouvernement Laval avec le libéralisme de M. Marcel Régnier, et un gouvernement Blum, même avec le contrôle des changes, l’Angleterre n’eût pas hésité. Et vous le savez bien.

C’est pourquoi nous disons que le pseudo-libéralisme, il aurait pu, il aurait dû être abandonné dès la fin du mois de mai, et que s’il l’avait été, le premier gouvernement de Front populaire n’aurait pas été abattu par les banques.

En tout cas, ce que nous voulons pour l’avenir, c’est qu’il soit bien entendu que désormais, quand les rênes du pouvoir nous reviendront dans les mains, nous ne reculerons pas une seconde fois devant les mesures qui s’imposeront pour briser le complot des banques et des patrons. Ce que nous voulons, c’est qu’il soit bien entendu que nous ne reviendrons plus jamais à cette soi-disant « démocratie » économique dont le nom même est un mensonge, puisqu’elle n’est en réalité que le respect des privilèges d’une oligarchie et que la véritable démocratie économique serait au contraire d’abattre la main de la collectivité sur les spéculateurs et les exportateurs de capitaux, comme l’exigent non seulement la doctrine de notre Parti, mais un alinéa formé du programme du Front populaire, et comme la motion de la « Bataille », à la différence de la motion Paul Faure-Léon Blum, le réclame en demandant « le contrôle des mouvements de capitaux pour combattre la spéculation sur les changes ».

Voilà, camarades, la première raison — qui serait à elle seule décisive — pour laquelle nous avons voté la motion de la « Bataille socialiste ».

Mais à cette raison, la chute du gouvernement Léon Blum et la décision prise par le Conseil national de participer au cabinet Chautemps en ajoutent une seconde qui n’est pas moins impérieuse.

Bien sûr, là encore, bien que nous ne les partagions pas, nous comprenons les arguments que Léon Blum a fait valoir pour enlever la décision du Conseil national. Mais ce qu’il faut bien que vous compreniez, vous aussi, camarades du gouvernement, c’est que si vous nous faisiez voter votre motion résignée et, si j’ose dire, presque satisfaite, si vous nous faisiez voler votre motion dans laquelle il semble que la chute devant le Sénat et la participation au cabinet Chautemps soient des choses toutes naturelles, cette motion dans laquelle on a l’air de dire qu’il n’y a que les naïfs ou les extrémistes qui peuvent trouver surprenant le glissement auquel nous venons d’assister, si vous nous faisiez voter cette motion, vous briseriez le ressort le plus puissant de notre attachement au Parti.

Car notre foi dans le Parti, elle venait avant tout, voyez-vous, de ce que nous pensions que le Parti n’était pas un parti comme les autres, que son chef n’était pas un homme comme les autres, qu’il ne pouvait pas tomber comme les autres, et que la crise ouverte par sa chute ne pouvait se résoudre comme les autres. Voilà ce que nous pensions, camarades, et voilà ce que pensaient avec nous des milliers et des milliers de travailleurs qu’il serait bien vain de flétrir du nom d’« extrémistes », car tout leur extrémisme a consisté pendant un an à n’avoir comme seul bonheur et comme seul espoir,

Léon Blum, que votre photo, épinglée au mur de leur pauvre logis…

Voilà ce que pensaient ces travailleurs ; voilà ce que nous pensions et ce que nous pensons encore. Mystique ? C’est possible. Mais c’est aussi par la mystique que vivent les grands partis. Eh bien ! nous, nous avions la mystique de notre Parti. Nous pensions qu’il était au-dessus de cette fatalité du pouvoir qui, par un enchaînement de politesses, d’habiletés et de reconnaissance, semble inéluctablement mener du gouvernement à l’abdication. Nous pensions que l’investiture que le Parti a reçue de la souffrance de millions et de millions de travailleurs lui donnait des droits et des devoirs supérieurs à ceux des autres partis, des droits et des devoirs qui lui interdisaient de capituler comme les autres peuvent le faire : car on n’a pas le droit de capituler quand on parle au nom de la misère humaine. L’autre jour, Vincent Auriol disait au Sénat : « Je ne suis pas un Titan… » Eh bien ! nous voulions, nous, que le Parti soit un parti de Titans, dont la chute ne puisse survenir qu’au milieu de tonnerres.

Et maintenant, maintenant que nous avons vu le gouvernement Léon Blum abattu par le Sénat comme l’a été le gouvernement Herriot en 1925, maintenant que nous avons vu le Parti se prêter à la combinaison Chautemps comme le Parti radical s’est prêté à la combinaison Painlevé, il y a douze ans, maintenant que le Parti a donné l’impression d’être comme les autres, de tomber comme les autres et de pratiquer comme les autres le petit jeu parlementaire, ce que nous voulons c’est que le Congrès dise que non, c’est que le Congrès dise qu’il n’y a pas là un précédent dont le Parti ou des adversaires puissent s’autoriser pour l’avenir, ce que nous voulons, c’est que le Congrès dise que jamais le Parti lie se permettra à nouveau de pareilles faiblesses.

Certes, nous n’ignorons pas le caractère exceptionnel des circonstances dans lesquelles s’est trouvé le Conseil national le 22 juin.

Nous admettons que pour la première fois où le Parti avait à se prononcer sur la participation à un cabinet radical après que les radicaux avaient participé à un cabinet socialiste, il fallait éviter de donner à penser qu’une sorte d’impérialisme nous conduisait à bouder des hommes qui ne nous ont pas boudés. Nous comprenons cette nécessité. Mais tout de même, camarades, en demandant à notre Parti, fort de ses 156 députés, d’entrer dans un cabinet dirigé par les radicaux qui ne sont guère plus de 110 à la Chambre, était-ce la même chose que lorsque nous avons demandé aux 110 radicaux de participer à un cabinet dirigé par les représentants de nos 156 camarades ? Dans ces conditions, quelques précautions au moins ne devaient-elles pas être prises, par exemple sur le nombre des représentants respectifs des deux partis dans le nouveau gouvernement ou sur l’attribution des portefeuilles importants ? Et surtout pour compenser le glissement vers la droite de la direction du gouvernement, ne devait-on pas exiger que fût donnée suite à l’offre de participation soudaine formulée par nos camarades communistes dans la journée historique du 15 juin ?

Nous savons aussi l’exceptionnelle gravité de la situation internationale au moment où s’est réuni le Conseil national. Et je serais impardonnable si je ne reconnaissais pas ici le péril qu’a fait courir à la paix l’incident du Leipzig. Mais ce que nous ne voulons pas, c’est que demain, dans une crise analogue, on trouve encore de nouvelles raisons — ou de nouveaux prétextes — de capitulation dans les difficultés qui, précisément, accompagnent toujours les crises politiques. Nous ne voulons pas qu’on vienne nous dire, par exemple : « Il faut céder, parce que c’est aujourd’hui le 29 du mois et qu’il faut à tout prix un gouvernement demain pour faire les paiements de fin de mois… » Ou encore : « Il faut céder, car un La Rocque quelconque prépare une mobilisation fasciste et qu’il faut à tout prix un gouvernement demain pour lui faire face. » Voilà ce que notre motion signifie que nous ne voulons point. Et j’ajoute que, si c’était encore dans le domaine international que s’amoncelaient des nuages, alors, dans ce cas aussi, nous demanderions que ce ne soit pas au patriotisme du Parti qu’il soit fait une seconde fois appel, mais un peu aussi au patriotisme des autres. Car cette crise qu’on nous a demandé de clore en toute hâte en participant au cabinet Chautemps, pour ne pas aggraver le péril extérieur, d’autres après tout n’avaient pas hésité à l’ouvrir en dépit de ce même péril extérieur. Et s’il était possible de faire appel au patriotisme du Parti pour la fermer en capitulant devant le veto du Sénat, il était possible de la fermer aussi en demandant au patriotisme du Sénat de capituler sans délai devant la volonté populaire. Et nous entendons bien qu’à l’avenir, dans une pareille éventualité, ce ne soit plus au Parti et la Chambre qu’on demande de se sacrifier au nom de la patrie, mais au Sénat, à ce Sénat qui a naguère été suffisamment patriote pour condamner en Haute Cour M. Joseph Caillaux lui-même !…

Voilà, camarades, sur ces deux points essentiels du contrôle des changes et de la conduite du Parti, le sens de notre motion. Ce qu’elle signifie, c’est que si pour des raisons exceptionnelles nous avons pu donner l’impression que nous transigions, si, pour dissiper à jamais des préventions et désarmer d’avance les calomnies, nous avons pu nous proclamer respectueux d’une soi-disant liberté économique qui n’a été en fait que la liberté de la grève et de le désertion des capitaux, si nous avons accepté et la chute devant le Sénat et la participation, sans la compensation de l’adjonction communiste, à un gouvernement dirigé non seulement par un parti moins nombreux que le nôtre, mais encore par un parti situé à la droite du Rassemblement populaire, tellement à sa droite que le quart de ses députés et la moitié de ses sénateurs ont voté contre le cabinet Léon Blum, si nous avons fait toutes ces concessions, eh bien ! il ne faut pas qu’on attende de nous dans l’avenir le renouvellement de pareilles indulgences. Ce que nous avons voulu dire dans les termes rudes de la motion de la Bataille et ce que nous ne trouvons point avec une force suffisante dans la motion Léon Blum-Paul Faure, c’est que nous ne laisserons croire à personne que pour avoir dit oui, une fois, nous ne savons plus dire non. Nous ne laisserons croire à personne que notre drapeau est devenu une guenille qu’on peut traîner de ministère en ministère. Nous ne laisserons croire à personne que nous considérons comme un incident normal de notre destin la déchéance à laquelle nous venons de consentir. Nous ne laisserons croire à personne que notre Parti n’est plus ce parti auquel nous pouvions être attachés par une sorte de religion, ce parti dont nous voulons pouvoir dire toujours ce que Roger Salengro en disait au jour de sa mort : « Mon Parti a été toute ma vie et toute ma joie. »

Voilà ce que nous pensons, camarades. Et nous sommes bien certains que nous ne sommes pas seuls à le penser, et que tout le Congrès, tout le Parti le pense avec nous. Et vous aussi, Paul Faure ! Et vous aussi, Léon Blum !

Bien sûr que vous ne pouviez pas le dire aussi fort et aussi net que le Congrès veut que cela soit dit. Et, peut-être, dans ces conditions, si vous n’aviez pas eu le scrupule de venir demander au Congrès un contreseing que nul n’a jamais songé à vous marchander, peut-être aurait-il mieux valu que vous ne fissiez pas de motion et que vous laissiez le Parti exprimer seul sans vous, à côté de vous, par une motion comme la nôtre, ce qu’il pense tout entier et ce que vous pensez comme nous.

Oui, ce que nous avons voulu exprimer ici, camarades, c’est le sentiment que nous avons entendu se manifester par des dizaines de délégués à ce Congrès, avec un ensemble si frappant que nous sommes convaincus que telle est la pensée profonde du Parti tout entier, y compris les ministres.

Bien sûr, il y a sans doute des choses que le vice-président du Conseil du cabinet Chautemps, qu’un ministre d’État du cabinet Chautemps, n’ont pas le droit de penser — même s’ils les pensent.

Mais, ces choses, nous, nous avons le droit de les penser. Nous avons le devoir de les dire. Et c’est ce que nous sommes venus faire ici.