Share

Une joie: la paix. Une douleur : la capitulation

Le Populaire de l’Aube, Troyes – octobre 1938 p.1 et 2

 

Maintenant qu’est dissipée l’épouvantable angoisse que nous avons connue, il va être facile à tel ou tel de prendre une attitude avantageuse et de proposer sur la question des opinions d’autant plus définitives qu’elles seront formulées après coup.

Pour nous, ce n’est pas seulement notre opinion d’aujourd’hui que nous voulons apporter sur ce problème de la guerre et de la paix.

C’est une opinion qui a plus de mérite : une opinion formulée plus d’un mois avant la nuit tragique où nous avons tous failli être emportés par la tourmente.

Le 26 août très exactement, sentant que le cyclone, menaçant depuis si longtemps, allait arriver avec une violence et une vitesse tellement foudroyantes que presque personne alors ne les soupçonnait, j’ai écrit à Rincent, secrétaire et chef responsable de notre fédération, la lettre qu’on trouvera ci-dessous.

Elle n’était pas destinée à être publiée.

Elle avait seulement pour but de vérifier mon accord de pensée ordinaire avec le compagnon de toutes mes luttes.

Je pensais qu’elle n’aurait intérêt à être livrée à la publicité qu’au cas où le pire serait survenu et où, mobilisé et disparu, il aurait convenu que fût laissé un témoignage de ma pensée à la veille de l’orage.

Mais étant donné l’ignominieuse bataille actuellement engagée par une presse infâme, il faut que la position de chaque homme, que la position de chaque parti soit claire.

Voici donc ce que j’écrivais à cette date, et je prie seulement qu’on veuille bien noter qu’il ne s’agit pas d’un long exposé, mais de quelques indications hâtivement jetées sur le papier.

« Je n’ai pas besoin de te dire que la situation est encore plus mauvaise qu’elle ne l’était quand nous nous sommes séparés au mois de juillet et que l’éventualité d’un conflit soudain occupe plus constamment encore nos esprits.

Je suis plus convaincu que jamais que la politique de la note Blum-Boncour, du 14 mars, est la seule qui peut être suivie avec fruit et que nous devons aller jusqu’au maximum pour essayer de prévenir l’agression en intimidant l’Allemagne avec le concours de l’Angleterre. Dans cet ordre d’idées, je crois que même la mobilisation partielle, voire totale, n’est pas à exclure.

Cependant, dans l’hypothèse où, malgré cette attitude résolue de la France et de l’Angleterre, l’agression se produirait néanmoins, je ne suis pas disposé à envisager de gaieté de cœur le passage de la mobilisation à la guerre, pour toutes sortes de raisons que je sais que tu partages.

J’entends bien que la capitulation (et ce serait évidemment une capitulation sans aucune espèce de détour) impliquerait la reconnaissance de la défaite de tout ce à quoi nous croyons encore, et signifierait que, décidément, la démocratie et le socialisme ne sont pas capables d’assurer la paix et d’assurer même leur propre survie et la survie des pays qui y sont fidèles.

Mais, sans même se placer à un point de vue humain ou humanitaire, je suis convaincu que l’acceptation de la guerre signifierait exactement la même chose, et qu’entre ces deux défaites, il n’y a pas possibilité de choisir celle qui coûterait quelques millions de vies humaines. Je pense donc que nous devons tous réserver notre liberté d’esprit et que le gouvernement doit réserver la sienne au cas où pareille éventualité se présenterait.

Mais le drame de la situation est évidemment que nous ne pouvons, à aucun prix, ni dire, ni même laisser entendre, à quelque que ce soit, que telle est notre position finale.

Sans quoi, il est évident que toute la première partie du programme (c’est-à-dire toute la tentative d’intimidation des agresseurs) s’effondrerait et que nous provoquerions d’avance l’agression que nous voulons éviter. A cet égard, je ne suis pas plus proche aujourd’hui qu’il y a 3 mois de la position de Flandin ou de L’Hévéder. »

Notre position (je dis notre position car Rincent s’est trouvé entièrement d’accord avec moi, comme Jacques Grumbach l’était, de son côté), notre position était donc claire.

Et il me semble que même après les quatre dramatiques semaines que nous avons vécues et qui ont changé tant de choses — et tant de gens — elle reste inattaquable : on ne pourra pas plus nous accuser de bellicisme que de complaisance pour l’agresseur. Et telle a bien toujours été notre doctrine.

J’ai sujet de croire que la pensée de M. Daladier n’était pas très différente de la nôtre. Et s’il l’avait suivie sans défaillance, peut-être nous aurait-il ménagé à la fois la paix et la victoire.

Mais trahi par la presse au service de Hitler, trahi par son ministre des Affaires étrangères, dont les manœuvres et les mensonges ont couvert notre pays de honte, il n’a esquissé que timidement, le 4 septembre, la politique de la Résistance. S’encourageant mutuellement à la faiblesse, la France et l’Angleterre se sont ainsi laissé mettre en présence du discours de Hitler à Nuremberg, le 12 septembre, et des graves incidents de Tchécoslovaquie, le 13. Affolées, elles ont capitulé à Berchtesgaden, sans même avoir essayé de faire face à la situation.

Comprenant le péril, M. Daladier a alors essayé de redresser la situation. Après Godesberg, il a dit : non. Il a mobilisé partiellement. L’Angleterre a dit : non. Dans la nuit du 27 au 28, elle a mobilisé sa flotte. On sait que cette énergie a porté ses fruits : Hitler, qui avait prévu la mobilisation allemande pour le 28, a saisi l’occasion du coup de téléphone de Mussolini pour l’ajourner.

Mais s’il est évident que par là même l’Angleterre et la France ont remporté un succès, s’il est certain qu’elles ont empêché l’agression qui eût risqué de déclencher le conflit mondial, elles n’ont pu le faire qu’en accordant à l’agresseur tout ce qu’il se proposait de prendre par l’agression : la situation depuis la capitulation de Berchtesgaden était trop désespérée pour qu’il en pût aller autrement.

Après avoir témoigné l’immense soulagement que nous a causé à tous le maintien de la paix, convenait-il donc de transformer le retour de M. Daladier en une triomphale apothéose ?

Nous ne l’avons pas pensé.

En même temps qu’ils envoyaient des félicitations à Hitler, les amis de Flandin l’ont pensé, eux.

Et, par une manœuvre de politique intérieure facile à percer à jour, ils ont entrepris, sous le couvert du résultat pacifique du voyage de M. Daladier à Munich, de dénoncer comme bellicistes tous ceux qui ne les avaient pas suivis dans la trahison et qui, tels M. Daladier lui-même, avaient pensé que la paix devait être sauvée en faisant résolument face à la situation.

Dans sa déclaration à la Chambre, le président du Conseil a fait justice de ces infamies. Qu’il en soit loué.

Pour notre part, nous nous félicitons et nous le féliciterons ardemment que la paix ait été sauvegardée.

Nous déplorerons (comme il le déplorait lui-même en revenant de Munich) que cette paix n’ait été sauvegardée qu’au prix de la capitulation la plus sensationnelle de notre histoire – et la plus lourde aussi de conséquences tragiques pour l’indépendance et pour la sécurité de notre pays.

Et malgré notre angoisse pour l’avenir, nous examinerons avec sang-froid les meilleurs moyens pour préserver le peuple de France des menaces extérieures et intérieures que font peser sur lui l’accroissement prodigieux de la puissance allemande et la collusion avouée entre le nazisme de Berlin et le fascisme de Paris.