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Gilberte Brossolette: Les souvenirs d’une pionnière en milieu misogyne

Le Monde, article paru dans l’édition du 09 mars 2001, par Annick Cojean

Elle a vécu toute l’histoire politique du siècle, et fut, après la Libération, la première Française à présider les séances du Sénat : Gilberte Brossolette n’est pas favorable à la parité, mais trouve que les femmes doivent s’engager toujours plus dans les instances de pouvoir. Elle n’était guère favorable à la parité, la vieille dame de Recloses, qui, avec son si joli sourire dans un visage très fin, entouré de cheveux neigeux, exprime encore de la passion pour la marche du monde. Elle était même choquée, et le ton de sa voix dit assez combien le sujet l’a touchée, elle qui, élue au Parlement juste après la Libération, fut la première Française à présider les séances du Sénat.

Sa grande maison de pierre est élégante et chaleureuse. Les fenêtres du salon donnent sur la forêt des environs de Fontainebleau, encadrées par des rideaux à fleurs. Un feu est préparé dans la cheminée surmontée de petites sculptures de bronze cambodgiennes. Et le long du mur blanc, une bibliothèque hétéroclite indique que la maîtresse des lieux est liseuse. Ou le fut. Car sa vue s’est récemment très dégradée. Un drame pour celle qui, avant guerre, faisait avec son mari, Pierre Brossolette, des « concours de lecture » et qui, attentive à la littérature et à la politique, dévorait et décortiquait chaque jour la presse. Plus que jamais attentive à la radio et à la télévision, elle se fait cependant lire chaque jour quelques articles, et puis des livres. Récemment, le dernier ouvrage de Valéry Giscard d’Estaing, celui de Claude Allègre, une biographie de Mussolini… Gilberte Brossolette, quatre-vingt-quinze ans, garde l’âme curieuse, volontaire et ardente. « Ce mot de parité… L’idée d’obligation, d’astreinte pour passer en force… Je ne pense pas que la classe politique française se prête de bonne grâce à cet oukaze. Ce n’est ni plaisant sur le papier ni applicable de façon équitable et honnête. Le sexe ne devrait pas être un critère dans la composition d’une liste. Il y a quantité de femmes intelligentes et quantité d’idiotes ! En aucun cas la femme, être humain pensant, ne doit être traitée comme une marchandise. J’aurais préféré qu’on «incite», plutôt qu’on ordonne. Qu’on provoque chez les femmes le «désir» de s’engager, plutôt que des recrutements à la hussarde… Mais quelle bombe, dans ce milieu si misogyne ! Cela promet d’être très, très intéressant. » Car enfin, admet-elle, cette sous-représentation des femmes avait tout de même quelque chose d’affligeant. Et la place de la France, en queue de classement des pays européens, de quoi laisser perplexe. « Toujours ce complexe de supériorité des hommes ! Et toujours cette férocité à l’égard des femmes qui se remuent, dérangent, et auxquelles ils ne pardonnent rien ! »

Gilberte Brossolette a vécu avec intensité l’histoire du XXe siècle : la première guerre dont elle se rappelle les alertes qui faisaient courir sa famille parisienne à la cave ; le Front populaire qu’elle soutenait avec autant de ferveur que son mari, intellectuel et journaliste, militant à la SFIO ; la guerre et la Résistance dans laquelle tous deux s’engagèrent et dont Pierre Brossolette, qui se donna la mort pour échapper aux bourreaux de la Gestapo qui tentaient de lui arracher ses secrets, reste l’un des héros ; la Libération, puis la IVe République en tant que sénatrice, mai 68 en tant que journaliste radio, et mai 81… Elle a vécu aussi, de très près, le vote des femmes et leur irruption sur la scène politique. On partait de si loin… «Le débat sur l’attribution du droit de vote aux femmes fut amorcé après la première guerre, après cette hécatombe horrible dans laquelle les femmes durent suppléer les hommes dans les tâches de production et de responsabilité. Les Allemandes et les Britanniques l’ont obtenu immédiatement. En France, ce fut une autre affaire ! Pendant des années le Sénat a fait de l’obstruction. Ah oui, les sénateurs ont été en dessous de tout ! Si vous saviez les arguments ! Les références aux prostituées et aux bordels, les sous-entendus scabreux et désagréables ! Le vote des femmes était dans le programme socialiste mais Léon Blum, archétype de l’honnête homme, n’aurait pas trouvé de majorité sur le sujet. Il a fait ce qu’il a pu, et nommé trois femmes dans son gouvernement. C’était déjà une première !»

A l’époque, se souvient la dame de Recloses, les femmes, hormis les suffragettes, ne manifestaient guère de passion pour la politique. Elles ne se rendaient que très peu dans les meetings, «découragées de toute façon par leurs pères, maris, frères ou amants, tous antiféministes». Et convaincues que leur pouvoir d’influence, dans l’ombre, n’était pas négligeable. «Des féministes m’avaient demandé de travailler avec elles, dans les années 1930 et j’avais refusé. Leurs revendications me paraissaient aller de soi, mais sans leur propagande. Mère de famille, je me contentais alors d’aider autant que possible mon mari qui cherchait à être élu dans l’Aube. J’étais son chauffeur, sa secrétaire, son livreur de prospectus et de bulletins.» Une épouse «formée» malgré tout à la politique entre son beau-père, Léon Brossolette, républicain et radical, combattant infatigable de la «laïque», et Pierre qui, collaborant au Quotidien, à Notre Temps, au Populaire, à Marianne et à la radio nationale, fréquentait intellectuels et politiques de l’époque.

Il y eut la guerre, le ralliement à la «France libre», le voyage à Londres où Gilberte travailla notamment pour la BBC tandis que son mari, connu sous le nom de «Brumaire», effectua en France des missions dangereuses avant son arrestation et sa mort en mars 1944. «C’est pendant l’Occupation que les mentalités ont changé, et c’est dans la Résistance que les femmes ont gagné le droit de voter et d’être élues. Elles avaient montré leur courage, pris des risques fous, reçu les clandestins, assuré la transmission des messages. Et pas une n’a parlé sous la torture, alors qu’un ou deux hommes célèbres ont avoué avoir flanché. On les voyait revenir de Ravensbrück, dans un état lamentable, si dignes. Il était impossible de leur dénier encore le droit de vote. Ce n’est pas de Gaulle qui le leur a donné. Ce sont les femmes qui l’ont glorieusement gagné.»

A la Libération, Gilberte Brossolette entreprend des émissions «féminines» à la radio et fait partie de l’Assemblée consultative provisoire. On projette sur elle « le respect qu’on avait pour Pierre.» Elle est élue à la deuxième Assemblée constituante. «Les socialistes m’avaient désignée comme candidate dans l’Aube où mon mari s’était investi avant guerre. Mais sur place, il y a eu des protestations : «Quoi ? Une Parisienne ? Et une femme en plus ?» Remarquez, ils n’avaient pas tort. Comme je ne sais pas distinguer le blé de l’orge ou de l’avoine, je n’aurais pas été à ma place !

Mais devant les réticences des socialistes à accepter des femmes – la veuve de Léo Lagrange avait aussi des problèmes – Léon Blum a écrit un article dans Le Populaire : «Il y a des femmes d’élite qu’il faut savoir choisir.» Je n’étais pas déchaînée. Le milieu politique n’est pas attrayant quand on le connaît. Mais il me paraissait normal, naturel, légitime, que des femmes s’engagent.»

L’hiver 1946, Gilberte Brossolette fera partie des 21 femmes membres d’un nouveau Sénat comportant 319 élus, et sera «bombardée» vice-présidente. «J’ai adoré présider les séances. Vous savez que c’est très amusant ! Comme un petit théâtre ! Je disais : «Monsieur le garde des sceaux vous avez la parole» ; ou bien : «Monsieur le ministre, vous vous trompez complètement.» Je me souviens avoir un jour pressé de conclure une communiste qui n’en finissait pas. Elle s’est tournée vers moi, furibonde : «Espèce de pionne, vous allez me laisser continuer ?» J’ai eu un mal fou à ne pas éclater de rire. Le ton habituel était cependant courtois. Je faisais notamment partie de la commission des affaires étrangères et j’avais une certaine autorité. Ma tenue ? Le noir, la plupart du temps.»

Gilberte Brossolette quittera le Sénat et son parti en 1958, après son deuxième mandat, et retournera à la radio jusqu’à mai 68. « Je trouve que les femmes n’ont pas assez profité des pouvoirs dont elles pouvaient se saisir. Elles auraient dû s’introduire plus massivement dans les partis, dans les journaux. Je sais que c’était difficile. La religion, la tradition, les réticences masculines sont des freins permanents. Mais tout de même !

Elles peuvent apporter tellement. Et différemment. C’est par les conseils municipaux qu’il faut commencer. Sans trop d’illusion, mais c’est la première phase. Alors qu’elles y aillent ! Avec de la santé, de la volonté pour résister aux conformismes ; et bien sûr du courage. Mais de ça, les femmes ne manquent pas.»

ANNICK COJEAN