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Discours d’Anne Brossolette sur la perquisition de la Police française et de la Gestapo en mai 42, GLDF, le 25 juin 2014

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Je voudrais vous parler, d’une perquisition un peu étonnante, que nous avons eue à la maison, rue de Grenelle. 

Nous sommes au tout début de 1942… C’était une époque où l’on faisait attention à tout ce qu’on disait ou faisait. Il fallait se méfier même de ses anciens amis ou connaissances. 

Nous avions, par exemple, pour consigne de ne pas dessiner, à la craie, un grand V, signe de victoire, ou de croix de Lorraine, dans nos lycées, pour ne pas se faire remarquer. La directrice pétainiste me tenait à l’oeil, étant la fille d’un socialiste virulent, … d’un suspect ! 

Rappelons que mon père a rédigé des articles, dès décembre 1940, pour le bulletin, le tout premier à Paris, du Groupe du musée de l’Homme, dénommé «Résistance». C’est même lui qui a bouclé le dernier numéro en février 1941, avant son démantèlement. Il a été ensuite contacté par le principal réseau de la Zone Nord, la Confrérie Notre Dame, soit « CND » , pour envoyer des rapports à Londres qui ont attiré l’attention du général de Gaulle et alors il a été décidé par le colonel Passy, chef du BCRA, autrement dit, les services secrets de la France Libre, qu’il partirait pour établir la liaison de la France Libre avec la zone Nord/Occupée. 

Bref !, revenons-en à cette fameuse journée de 1942. J’étais seule dans le grand appartement où nous habitions, à 3 générations, mon père, ma mère, mon frère, mon grand-père paternel et moi-même. Appartement qui était la réunion de deux appartements et qui, de ce fait, avait deux portes d’entrée. Je donne ce détail car il était bien utile d’avoir deux entrées séparées qui pouvaient à l’occasion devenir ….deux sorties….comme vous le verrez. 

Donc….c’était un après-midi, vers trois heures……. On sonne. J’ouvre…… et face à moi, je vois trois français en civil se disant de la police de l’Etat Français de Vichy et un sous-officier allemand. J’ai avalé sec. Ils me disent : « Nous venons perquisitionner. Où sont vos parents ?? » Sur le moment, j’ai répondu : «  Ils ne sont pas là, ils sont à la librairie » ………. « ILS » ne sont pas là….J’étais tellement troublée que j’avais oublié que mon père était déjà parti à Londres, peu de jours avant.

Je les fais entrer…… Heureusement, mon père, à peine démobilisé, avait tout nettoyé dans son bureau. Il n’y avait aucun papier compromettant. Mais ça, je ne le savais pas, tout comme je ne savais pas que mon père était Franc-Maçon. …En fait , je n’ai appris son appartenance à votre obédience que 15 ans plus tard… D’ailleurs cette perquisition était, justement, due à son appartenance à la Franc-maçonnerie.

Donc, je les fais entrer, ils s’installent dans le bureau. J’étais là,… assise dans la pièce, anxieuse, …. et je voyais trois gros derrières de policiers qui cherchaient partout dans les affaires de mon père pendant que l’allemand se tenait debout sur le côté, tout droit.

J’avais demandé à prendre mes livres de latin car j’avais un thème à préparer. Je faisais semblant d’étudier… Mais je réfléchissais,… je réfléchissais à ce qui se passait et j’ai réalisé d’un coup que mon père était parti à Londres. Comme je leur avait dit qu’il était à la librairie avec ma mère, je pensais : « Mon dieu, mais ils ne vont plus croire ce que je dirai, … que faire ?? »

Alors, du haut de mes 14 ans , j’ai dit : « Messieurs, j’ai quelque chose à vous dire» . Les trois gros derrières se sont retournés. J’ai vu trois visages tout à fait communs me regarder, …curieux … Ils devaient se dire « la fille va lâcher le morceau, elle a craqué »

Et en larmoyant un peu, j’ai continué, de manière théatrale: «Écoutez messieurs, ….mon père a quitté ma mère il y a deux mois pour une femme au nez retroussé, alors vous ne trouverez pas mon père à la librairie, comme je vous l’ai dit, c’est ma mère qui la tient et qui s’y trouve » et je me suis mise à sangloter pour faire « vrai »… Et ils m’ont cru…

Ma mère est arrivée un peu plus tard, en panier à salade. Dès qu’elle est entrée dans l’antichambre, je suis allée vers elle en disant « Maman, n’est-ce pas que papa est un salaud, il nous a abandonné ». Alors elle a pris, immédiatement, un air éploré et elle a ajouté « Oui messieurs, mon mari m’a quitté, ma fille est bouleversée comme vous pouvez le voir »

Nous avions donc parfaitement bien joué nos rôles.

Vous pouvez vous demander comment j’ai pu inventer une histoire pareille ? Eh bien, en fait, c’est mon père en personne qui nous avait soufflé cette réponse.

En effet, la veille de son départ pour Londres, nous étions invités, par le Colonel Rémy, le chef dudit réseau CND, à dîner chez Prunier, un très bon restaurant. Avec mon frère, nous écoutions, à peine, la conversation des adultes et nous mangions de bon cœur,… car nous étions bien contents d’avoir un bon repas ce qui nous changeait des rutabagas, des carottes et poireaux quotidiens.

Bref ! Nous n’étions, bien sûr, pas au courant de tout ce qui se préparait.

La conversation tournait autour de la guerre, du blitz de Londres, du « black out », entre autres …

Et, soudainement, le Colonel Rémy dit, à voix haute, à mon père : « vous verrez cela après-demain à « LONDRES » !!!»

Vous pouvez bien imaginer l’effet de foudre sur mon frère et moi !…

Nous nous sommes regardés,… nous avons regardé mon père, qui nous a lancé un oeil noir et impérieux, comme il savait le faire, et on a replongé dans nos assiettes… Silence… La conversation a repris comme si de rien n’était.

Mais, de retour à la maison, il nous a expliqué que nous n’aurions jamais du savoir qu’il partait à Londres, et, comme une boutade , en souriant, il a rajouté : « si par hasard, on vous interroge, vous direz que j’ai quitté votre mère et que je suis parti avec une femme blonde, au nez retroussé et aux yeux bleus, au cas où… »

Vous voyez, heureusement qu’il y a eu cette gaffe du Colonel Rémy car sinon je n’aurais peut-être pas su tenir tête aussi bien à la police française pendant cette perquisition.

Et bien sûr ! , ma mère a joué le jeu quand je l’ai interpellée à son arrivée.

La police française nous a demandé de rester dans le bureau mais au bout d’un moment ma mère m’a regardée, en disant : « tu veux une tasse de thé ??? » je l’ai regardé éberluée, je ne comprenais pas pourquoi elle voulait me servir du thé ! Puis elle a insisté : « tu ne veux pas un petit verre d’eau ??? ». J’ai enfin compris :

« Oh! Oui ! je ne me sens pas très bien ». Alors elle a ajouté: « Vous savez, ma fille est jeune fille depuis peu, et elle se sent très fatiguée, est-ce qu’elle peut rejoindre sa chambre ?». Et nous avons pu ainsi sortir de la pièce. Là, pendant que je filais dans ma chambre pour arracher de mon armoire des journaux avec les reportages de la visite du roi et de la reine d’ Angleterre, juste avant la guerre, et pendant que je les enfournait dans la chaudière du chauffage individuel, avec du petit bois par-dessus, ma mère a filé dans la salle de bains, a pris dans un placard, entre des piles de draps, des enveloppes qu’on avait apportées certains matins, très tôt : des lettres, des plans, des renseignements sans doute…

Elle m’a demandé de les emporter et de les cacher chez ma grand-mère maternelle qui habitait tout près, à deux pâtés de maison. Je suis sortie discrètement par la deuxième porte , …vous comprenez maintenant l’importance de ce détail !! … Et j’ai couru chez ma grand mère cacher ces papiers dans le tiroir du chauffe-bain ancien .

Puis, je reviens très vite, …j’entre par la porte d’où j’étais partie et là j’entends : « Où est votre fille ? » et ma mère de répondre : « Oh vous savez , la pauvre, c’est un mauvais âge ! …». Il a alors lancé : « Elle a pris des armes qu’elle a du emmener chez votre mère, on va y aller !»

Là,… panique ! j’allais retourner chez ma grand-mère quand je tombe nez à nez avec mon frère qui arrivait de son lycée par la seconde porte aussi. Très vite, en deux mots, je le mets au courant et je lui dis de filer chez notre grand-mère, de prendre les papiers dans le chauffe-bain ancien, de les déchirer et de les mettre dans une bouche d’égout, puis de revenir tranquillement comme si de rien n’était . Et c’est ce qu’il a fait.

Moi, de mon côté, j’avais un RV chez le dentiste et comme ma mère voulait le moins de personnes possibles dans la maison, elle a insisté pour que je m’y rende. Je suis donc partie.

Quand je suis revenue, ma grand-mère, qui était une dame âgée et assez malade, m’attendait en bas de l’immeuble. Elle m’a annoncée que ma mère était partie avec mon frère, qui avait été arrêté.

Ce fut un choc !

Et tout ça parce que dans sa chambre, il avait une carte du monde, avec le cœur percé, bleu blanc rouge, et plein d’autres petits signes qui montraient sa sympathie pour les Alliés.

Il est resté deux jours et deux nuits à la police puis aux main des allemands. Il a été relâché , le troisième jour, alors que ma mère s’était rendue à l’antre même de la Wehrmacht.

Ma mère avait, immédiatement, prévenu la résistance que Claude avait été arrêté, et mon père l’a su très vite. Il a alors décidé de revenir en France: il ne pouvait pas supporter que son fils se fasse arrêter à sa place. 

Il s’est fait parachuter seul , «en blind», c’est à dire sans aucun comité d’accueil à l’atterrissage, sans même attendre la pleine lune. C’était la première fois que mon père sautait, il n’avait jamais eu d’entrainement. Pouvez vous vous rendre compte ? C’ était follement courageux !…

Bien, il a sauté de nuit , il a marché, il a trouvé des relais. Bref, il s’est débrouillé tout seul et il est arrivé à Paris, chez sa sœur à Clamart, comme un clandestin. Ma mère, très inquiète, lui dit: « Mais qu’est-ce que tu fais là, il fallait rester à Londres, où tu étais à l’abri. Tout va bien ici, Claude a été relâché, il n’y a plus de danger».

Alors il a répondu :« Oui mais le général de Gaulle et le colonel Passy ne veulent pas que les enfants Brossolette restent en France et je suis venu, entre autres missions, préparer votre départ. »

Vous avez compris, nous devenions un frein dans sa liberté d’action, on pouvait devenir un moyen de pression et l’entraver dans son travail. Donc, afin de lui laisser les coudées franches, il fallait nous faire passer en zone libre, puis, de là, nous faire gagner l’Angleterre via Gilbraltar, en embarquant d’abord sur une felouque à la calanque d’En-Vau, près de Cassis, puis au large sur un grand bateau anglais camouflé. Et c’est ce que nous avons fait….. mais ça….c’est une autre histoire qui serait trop longue à raconter et je sais que je ne suis pas la seule qui tient à témoigner ce soir.