De Jean-Pierre RAFFARIN, ancien Premier Ministre, Vice-Président du Sénat
Faire entrer des cendres au Panthéon, ce n’est pas consacrer, ni même honorer, un grand défunt. Trop de nos pères mériteraient, si c’était le cas, d’y rejoindre les Grands Hommes. Leur panthéon excéderait de beaucoup la contenance du Panthéon.
Cet acte, depuis plus de deux siècles, consiste pour chaque époque à dire ce qu’elle entend manifester du meilleur d’elle-même pour le léguer aux générations futures. Le choix importe autant que celui ou celle qui est choisi(e), dans un but d’édification de l’avenir.
En déclarant qui elle veut faire entrer au Panthéon, notre nation d’aujourd’hui proclame aux époques futures en qui et en quoi elle se reconnaissait, bien davantage qu’elle ne prétend conférer à un héros d’hier on ne sait quel surcroît de gloire. Les Grands Hommes sont légion. Ils n’ont en outre nul besoin de notre validation posthume pour s’élever à la hauteur de l’Histoire. En transférant leurs cendres au Panthéon, nous ne leur ajoutons rien, c’est eux qui nous donnent un supplément précieux.
Aussi, quand nous portons notre désir national vers l’intention de faire entrer au Panthéon les cendres de Pierre Brossolette, auprès de celles notamment de Jean Moulin et de Félix Eboué, nous ne nous arrogeons aucun droit de juger ce que furent les titres comparatifs des uns et des autres, nous ne prononçons aucun jugement historique.
Nous ne faisons que nous incliner respectueusement devant l’un de ceux dont la mémoire prend à nos yeux le caractère d’un viatique pour notre temps et à l’usage des générations futures. Qui sommes-nous pour décréter les grandeurs ? Mais comme, en revanche, nous avons besoin de figures tutélaires !
À cet égard, la stature exceptionnelle de Pierre Brossolette s’impose à nous.
Sa participation en première ligne à une histoire héroïque, de la campagne de France, où il gagne la Croix de guerre pour bravoure, à la mort qu’il se donne pour ne pas céder à la torture, le distingue naturellement depuis que, l’un des tout premiers, il est devenu en 1940 l’exemple même de la Résistance. Mais l’histoire n’a pas toujours cette intensité tragique, à la lumière noire de laquelle se révèlent les tempéraments d’exception, et de tels destins inspirent davantage l’admiration intimidée que le courage de les imiter, dont les circonstances peuvent ne jamais se présenter.
En revanche, ce qui a fait Pierre Brossolette avant qu’il ne devînt le héros que nous savons, et que nous voudrions égaler aux plus fondateurs de notre histoire, voilà qui est de nature à inspirer, au delà de l’admiration, l’émulation et la passion de l’honneur du genre humain chez nos compatriotes d’aujourd’hui et de demain.
Fertile en héros, la France s’honore davantage encore de secréter à toutes les époques des citoyens dignes d’être pris en exemple par l’humanité toute entière, pour peu qu’ils ressemblent à Pierre Brossolette.
Je vois en lui d’abord l’excellent élève, autrement dit l’incarnation d’un idéal dont la République avait d’emblée fait son ambition fondatrice : faire émerger du peuple des hommes et des femmes de mérite à travers l’école, comprise non comme une des formes de l’assistance sociale, mais au contraire comme la plus haute exigence qui soit, celle de l’esprit. Avec Pierre Brossolette, nous faisons entrer au Panthéon un cacique de l’Ecole Normale Supérieure d’une année, 1922, où elle symbolisait ce que l’éducation peut avoir de plus grand. Nous honorons un professeur agrégé, issu d’une famille d’enseignants emblématique de la place voulue pour l’Ecole en son sein par la République : la première.
Je vois ensuite le patriote intraitable, gouverné moins par on ne sait quelle passion nationaliste que par un sens absolu du devoir : devoir de capitaine courageux durant la campagne de France, devoir de résistant dès les premiers moments du groupe du Musée de l’Homme, devoir de rassembleur des mouvements de Résistance en zone occupée pour les unir à l’effort de guerre de la France Libre. Devoir d’homme d’Etat, loyal au général de Gaulle, fidèle à ses idées et à ses engagements, lucide sur les enjeux historiques à l’œuvre dans le salut de la France et la refondation de la République.
Je vois enfin en lui l’homme de caractère, admirable bien sûr dans la geste du grand résistant qu’il fut, parachuté trois fois, traqué toujours, clandestin intrépide dans la France occupée, orateur fameux à la radio de Londres, évadé, organisateur, aventurier par le courage et homme d’état par la capacité à emporter la conviction des plus résolus.
Mais, homme de caractère, il l’était déjà avant de se jeter tout entier dans la Résistance sans ménager ni famille ni intérêts, sans ambages ni réserves.
Animé par des convictions devenues engagements, à la SFIO comme à la Ligue des Droits de l’Homme et dans diverses obédiences humanistes, il sut toujours élever ses choix au dessus des consensus que ces appartenances l’exposaient à partager.
C’est ainsi que, pacifiste dans la veine d’Aristide Briand, il fut l’un des premiers dès l’avant guerre à adopter envers l’Allemagne nazie une attitude qu’on pourrait dire Churchillienne d’intransigeant refus. Et c’est ainsi aussi symétriquement que, pour l’avenir cette fois, ce fils de la Troisième République comprend tout de suite qu’il faudra pour l’après-guerre refonder le régime, la nation, et peut-être même le peuple autour des valeurs que le nazisme voulait détruire.
En un temps où, bien qu’une paix durable berce nos indolences, des défis très forts montent du devenir de l’humanité, il s’attache pour la France une valeur éminente à marquer, par le geste fort du transfert au Panthéon des cendres de Pierre Brossolette, combien les valeurs qu’il a incarnées de si noble et belle manière sont pour aujourd’hui et pour demain les viatiques capitaux d’une humanité soucieuse de sa propre dignité.
Que ce soit en tant qu’élève exemplaire d’une école sans compromis, en tant qu’homme pour qui le devoir prime tout, en tant que citoyen et militant de la justesse et de la droiture comme valeurs fondatrices du pacte social, Pierre Brossolette est plus qu’un héros que nous nous flatterions de célébrer, il est un modèle que nous nous grandissons en prenant pour inspirateur.
Pour éternellement présente à nos mémoires qu’elle demeure, l’époque de la guerre est loin de nous désormais. En revanche, l’exemple d’hommes de la trempe, de la stature et de la force qu’eut Pierre Brossolette est un atout précieux pour notre temps, et un repère nécessaire pour le futur.
A ce titre, son entrée au Panthéon sera un acte porteur d’avenir.
Jean Pierre RAFFARIN
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