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Pierre Brossolette, Archicube à l’Ecole Normale Supérieure

Le 27 mai 2015, Pierre Brossolette (1903-1944) entre au Panthéon. C’est pour l’École un grand honneur, car ce grand résistant fut un grand archicube.

De tous les normaliens appelés à jouer un rôle dans la Résistance il fut sans doute le plus grand, tant par la force et par la lucidité de son engagement que par le courage dont il fit preuve dans les circonstances les plus cruelles.

Pierre Brossolette symbolise parfaitement ce que nous appelons maintenant la méritocratie républicaine. Son grand-père était un paysan. Son père un instituteur passé par l’Ecole normale de Saint-Cloud et devenu inspecteur de l’enseignement primaire, auteur de manuels d’histoire réputés, au-delà de controverses d’époque. Sa mère est la sœur d’un archicube, Francisque Vial, connu par des travaux d’histoire de l’enseignement secondaire et par de précieuses anthologies des textes d’esthétique littéraire. De la ferme à l’Ecole, le parcours de cette famille représente un modèle d’ascension, que Georges Pompidou devait, lui aussi, incarner, et qui illustre parfaitement les analyses d’Albert Thibaudet opposant aux « héritiers » les « boursiers », symbole de l’ouverture sociale de l’élitisme républicain.

Pierre Brossolette perd sa mère très jeune et ses sœurs veillent à une éducation marquée d’une certaine austérité. Sa scolarité au lycée Janson est très brillante. Les prix d’excellence se succèdent. Tandis que ses sœurs passent toutes deux l’agrégation, khâgneux à Louis-le-Grand, Brossolette est reçu à l’Ecole en 1922, dès sa première tentative, cacique de sa promotion : 1er à l’écrit, avec une note de 17,5 pour une composition française portant sur les conceptions dramatiques de Vigny, il confirme cette place à l’issue de l’oral (où il obtient 18 à l’interrogation d’histoire moderne). Parmi les autres reçus on note Wladimir Jankelevitch, classé 5ème, ainsi que robert Flacelière, futur directeur de l’Ecole. La première année de scolarité à l’Ecole est pour Pierre Brossolette un temps de travail libre car il a déjà obtenu, à l’âge de dix-huit ans, le grade de licencié-ès-lettres ; auditeur libre à l’Ecole des Chartes, il obtient aussi une licence en droit. Gustave Lanson, qui dirige alors l’Ecole, lui témoigne beaucoup de bienveillance et lui procure des leçons particulières : Pierre Brossolette « tapirise » notamment les enfants du poète Fernand Gregh. Ses activités font l’admiration de ses condisciples. Retenons par exemple le témoignage très significatif de Raymond Schiltz (1922 l), futur proviseur du Lycée Louis-le-Grand «  Nul ne parcourait les programmes d’un pied plus léger, ne débrouillait en moins de temps les plus confuses questions. Pierre était vraiment l’enfant gâté des Muses. A nous littéraires, il apporta, dans notre première année d’Ecole, la double découverte de Paul Valéry et d’Adrienne Monnier, du cabinet de lecture de la rue de l’Odéon et de l’album de vers anciens. L’actualité se nommait, en ces années-là, Proust, Claudel, Joyce, Rilke, St-John-Perse et déjà le surréalisme. Rien n’échappait à l’attention de Pierre, rien non plus à son ironie. C’était un esprit français, s’il en fut, toujours un peu en retrait du mystère, merveilleusement clarificateur ». Déjà passionné par la politique, et surtout par les questions internationales, il contribue à la création d’un « groupement universitaire pour la Société des Nations ». L’histoire diplomatique lui fournit le sujet de son mémoire pour l’obtention du diplôme d’études supérieures d’histoire « Washington et les relations des Etats-Unis avec l’Europe ». Candidat à l’agrégation d’histoire, il n’hésite pas à défier son jury. Le sujet de la leçon qu’il doit présenter à l’oral «  Les abbayes carolingiennes au temps de Louis le Pieux  » lui semble trop ténu pour être traité sans délayage dans les quarante-cinq minutes prévues. Il annonce que, dans les conditions du concours, il est impossible d’en parler utilement plus de sept minutes. Sa leçon dure exactement sept minutes. Cette audace lui vaut de n’être classé que second, derrière Georges Bidault. Celui-ci a l’élégance de demander des excuses pour son rang et de répéter qu’il considère Pierre Brossolette comme le véritable premier de sa promotion.

 

archicube

 

L’année qui suit, c’est le service militaire, à l’issue duquel il épouse Gilberte, étudiante qu’il a connue à la Sorbonne, qui sera sa digne compagne et lui donnera deux enfants. Professeur d’histoire au lycée d’Amiens durant quelques semaines en 1926, Pierre Brossolette plonge dans le journalisme ; s’il écarte la perspective d’une flatteuse collaboration au Journal des débats qu’il juge trop conservateur, il multiplie les contributions à des périodiques du centre et de gauche en stakhanoviste de la plume, écrivant parfois plusieurs articles d’affilée dans la même journée pour différents journaux. Partisan résolu des vues de Briand sur la sécurité collective, il soutient les projets d’Union européenne et réfute les illusions du souverainisme. Il sert de « nègre » à plusieurs personnalités, écrivant des livres signés par d’autres et devient chef de cabinet d’un ministre modéré, tout en étant lui-même membre du Parti radical, puis du Parti socialiste SFIO. Il prend une part importante à la création, en 1932, de l’hebdomadaire Marianne. Collaborateur de Vendredi, il y publie des articles d’une grande densité, faisant notamment connaître à ses lecteurs les arcanes du New Deal et la position des grands acteurs des politiques européennes. Candidat malheureux dans l’Aube aux élections cantonales, puis aux législatives de 1936, il collabore à la rédaction du Populaire, organe du parti socialiste. Devenu proche de Léon Blum, il se voit confier en 1936 un éditorial quotidien de sept minutes (comme pour sa leçon d’agrégation !) à Radio-PTT qu’il consacre le plus souvent à des questions de politique extérieure et qui fait de lui une sorte de porte-parole officieux du Front populaire. La lutte contre les régimes dictatoriaux devient, à ses yeux, une priorité vitale, tant il épouse le grand retournement qui, notamment durant l’année 1938, conduit des pacifistes de naguère à prôner désormais une volonté de résistance à la menace totalitaire. Dès 1933, il a compris que les nationalismes périment les espoirs de Locarno. En 1935, il se prononce pour des sanctions contre l’agression de l’Ethiopie par l’Italie. Son hostilité résolue aux accords de Munich lui vaut d’être privé de sa tribune radiophonique. Pour faire vivre sa famille il retourne, pour un temps, à l’enseignement en donnant des cours de haut niveau au Collège Sévigné. Cette dualité du journalisme et de l’enseignement correspond à celle des deux personnages que, dans les Hommes de bonne volonté, Jules Romains érige en symboles du normalien : Pierre Brossolette est à la fois Jerphanion, le professeur saisi par le démon de la politique et Jallez, le journaliste et homme de lettres happé par la vie littéraire.

Mobilisé en 1939 comme officier de réserve, Pierre Brossolette montre beaucoup de bravoure en mai et en juin 1940 et reçoit la croix de guerre. Rendu à la vie civile, il tient, en face du lycée Janson, une librairie qui lui sert de couverture car il a rejoint le réseau du Musée de l’Homme, premier réseau organisé de résistance, dont il rédige les publications. Puis il entre en contact avec le colonel Rémy, organisateur de la Confrérie Notre-Dame, qui lui confie la responsabilité de la presse et de la propagande. La qualité de ses rapports sur l’état de l’opinion publique et sur la situation des forces politiques attire l’attention des services de la France libre qui décident de le faire venir à Londres. Il y multiplie les formes d’action : articles, conférences et interventions à la BBC étayent le procès de Vichy et de la collaboration d’appels à l’union derrière de Gaulle et de propositions de reconstruction pour un après-guerre différent. Parallèlement à ce travail d’information et de propagande, il effectue plusieurs missions clandestines en France. Le 17 octobre 1942, le Général de Gaulle le nomme Compagnon de la Libération avec ces mots : « Modèle d’esprit de devoir et de sacrifice, organisateur d’un rare mérite, a fait preuve au cours des très importantes et périlleuses missions qui lui furent confiées d’un dévouement exemplaire au service de la France  ». Durant l’hiver 1943, Pierre Brossolette se consacre à la coordination politique des mouvements de résistance de la zone Nord. C’est alors qu’il entre en conflit avec Jean Moulin à propos du rôle des partis : Moulin veut les faire entrer en tant qu’institutions au sein des organes de la résistance tandis que Brossolette souhaite une unification plus poussée. Cette divergence, que les biographes de Jean Moulin accentueront volontiers et parfois jusqu’à la caricature, va de pair avec des tempéraments très différents : au préfet soucieux de gestion administrative que Moulin ne cesse d’être s’oppose un Brossolette intellectuel visionnaire et souvent lyrique.

C’est à son talent littéraire que Brossolette doit une part du prestige et de l’ascendant qu’il exerce sur la France libre. Ses interventions à la BBC sont des modèles d’éloquence radiophonique, adaptant les ressources de la rhétorique classique à la nécessité de formes brèves et incisives. Le 22 septembre 1942, il prononce la plus fameuse de ces allocutions : appelant au rassemblement, anticipant dans une vision singulièrement prémonitoire d’un Paris libéré la descente triomphale des Champs-Elysées, maniant en virtuose l’art de l’accumulation, des parallélismes et du crescendo, il conclut en exaltant les simples soldats de l’armée des ombres, les « soutiers de la gloire » dans une envolée particulièrement inspirée, sorte de version déclamée du Chant des partisans. L’éloquence se met au service de l’analyse lorsque la fidélité de Brossolette au Général de Gaulle, si elle est résolue, n’a rien d’inconditionnel ; elle n’anesthésie jamais l’esprit critique. A preuve l’inoubliable « lettre au Général de Gaulle » du 2 novembre 1942 : avec déférence, Pierre Brossolette déplore la solitude hautaine dans laquelle le refus du débat et le mépris de la contradiction enferment le Général, trop attentif aux flatteurs et aux courtisans. Texte fondateur de toute psychologie du chef de la France libre, cette lettre ne décrit pas seulement un caractère ; elle anticipe bien des comportements futurs du Général dont elle fournit, par avance, des éléments d’interprétation. Le destinataire de cette humble remontrance ne pouvait l’agréer, fût-elle formulée en termes mesurés. De là sans doute la désinvolture (« Si vous tenez absolument à aller au casse-pipe, allez-y » dit-il) avec laquelle de Gaulle autorise Pierre Brossolette à revenir en France occupée pour une nouvelle mission de liaison. Celle-ci sera fatale. Arrêté en Bretagne dans un contrôle de routine le 3 février 1944, Pierre Brossolette est identifié un mois plus tard. Transféré à Paris, il est torturé plusieurs jours durant, dans les locaux de la Gestapo, avenue Foch. Le 22 mars, dans un sacrifice sublime, il se jette par la fenêtre pour ne pas prendre le risque de finir par céder à de nouvelles tortures et meurt de ses blessures dans la soirée, sans avoir parlé.

Eût-il survécu, son rôle dans la France de l’après-guerre aurait sans doute été de premier plan. A la Libération il est célébré comme une figure majeure de la Résistance. Les commémorations sont alors très nombreuses. Dans les années soixante le culte gaulliste de Jean Moulin entraine une éclipse partielle de la gloire de Pierre Brossolette, mais les travaux de nouvelles générations de chercheurs ont, pour une part, corrigé ce déséquilibre et remis en lumière l’éblouissante personnalité d’un héros qui a écrit, avec sa plume et avec son sang, les plus belles pages de l’épopée de la Résistance.

Texte de Jean-Thomas Nordmann (1966,l)
Publié sur Archicube n°15 bis