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Mona Ozouf

Conclusion du Colloque en l’honneur de Pierre Brossolette

Mona Ozouf

II me faut d’abord dire merci à tous ceux qui ont permis à cette journée de se dérouler. D’abord à Claude Bartolone qui a eu la générosité de nous accueillir à l’hôtel de Lassay. Puis à ceux qui ont assuré l’organisation de nos débats, essentiellement…. A ceux, venus d’horizons si différents, mais moins lointains qu’on ne pense dès qu’il s’agit de l’histoire nationale et de la fierté légitime qu’elle peut nous inspirer, et qui nous ont fait l’honneur et l’amitié de leur présence. À ceux qui ne pouvaient êtres présents, mais l’ont été par les témoignages et les beaux textes qu’ils nous ont adressés. Grâce à eux tous, nous voici beaucoup mieux instruits du parcours de Pierre Brossolette, et plus conscients de l’héritage qu’il nous laisse.

Au terme de cette journée, nous nous sentons il me semble mieux armés pour répondre aux questions, aux incertitudes, voire aux objections qui se sont, ici et là, levées, depuis que le nom de Pierre Brossolette circule comme candidat à l’entrée au Panthéon. Il me semble aussi que grâce à vous tous, nous comprenons mieux ce que consacre ce temple républicain, quelles sont les grandes figures de notre histoire qui sont appelées à le peupler, et pourquoi enfin le transfert des cendres de Pierre Brossolette au Panthéon aurait un caractère d’évidence.

D’abord, donc, ce que le Panthéon consacre. On peut allier au plus simple, à la promesse que fait à tout visiteur du Panthéon la devise du fronton. De l’être humain que l’on célèbre (je dis être humain, car nul, sauf débilité, ne peut imaginer qu’homme, ici, ait un sens sexué), de l’être humain élu, donc,, on attend qu’il nous étonne et nous dépasse par sa grandeur. Le texte de Denis Olivennes qui a été lu ce matin le dit de la manière la plus simple et la plus frappante. Il évoque l’écolier qu’il fut, à qui un maître ému avait conté le sacrifice exemplaire de Pierre Brossolette, et qui découvrit à cette occasion l’obscur sentiment du sublime. Je sais gré aussi à Denis Olivennes d’avoir usé en rappelant ce souvenir d’enfance du mot de légende, au sens étymologique de ce qui doit être lu, et de lui avoir accolé l’épithète de vraie : la vie ou l’œuvre dont on honore la grandeur au Panthéon doit en effet, comme toute légende, entraîner un devoir d’admiration, mais elle doit aussi être vraie.

Et ceci m’amène à un autre ordre de remarques : il arrive aujourd’hui qu’on déclare cette grandeur « intimidante », voire « écrasante », mal accordée en tout cas à ce qu’on appelle la « sensibilité contemporaine ». Comme elle est fragile, cette sensibilité contemporaine, aux yeux de ses étranges défenseurs ! Elle ne peut, nous dit-on, tolérer que ce qui la berce, la console et l’endort. Elle ne veut distinguer, affirme-t-on encore, que ceux ou celles qui, ayant survécu ont pu goûter aux bienfaits de la « résilience », affublée pour l’occasion de l’adjectif « républicaine ». Pauvre Jean Moulin, pauvre Jaurès, pauvres Jean Zay et Brossolette, que la tragédie a privés des douceurs de cette tisane ! Faut-il comprendre que pour entrer dans la cité des morts, vos morts glorieuses vous disqualifient?

Si burlesque que soit cette argumentation, on voit où elle prend racine. Les temps démocratiques, en effet, n’aiment pas le surplomb. Leur pente est de rechigner à s’incliner devant la grandeur. Mais à supposer que nous devions céder à cette pente paresseuse et démagogique, il nous faudrait pourtant mesurer à quoi elle nous conduit. À un contre-sens, pour commencer, sur la psychologie des hommes, et singulièrement des enfants, chez qui vivent toujours le besoin et la joie d’admirer. À un contre-sens, encore, sur la célébration du Panthéon, qui ne consiste pas à ramener le grand homme à l’ordinaire mais au contraire, à élever l’homme ordinaire au-dessus de lui-même : toute admiration nous jette hors de nous. Enfin l’aplatissement des valeurs à quoi on nous convie aboutirait à renoncer à toute éducation : il n’y a pas d’éducation sans modèles et sans surplomb.

L’hommage rendu à la grandeur par l’admiration, où Descartes voyait la première des passions humaines : telle est bien la destination philosophique du Panthéon. Mais par ailleurs le monument s’est inscrit dans l’histoire, si souvent conflictuelle, de notre pays. Elle a spécialisé le Panthéon en temple républicain. Toute grandeur n’est donc pas panthéonisable. Celui ou celle qu’on y fait entrer doit certes combler en nous le besoin d’admirer mais doit aussi être en consonance avec l’histoire du monument. Les grands savants y sont certes pour leurs travaux, mais aussi, pour leur attachement aux valeurs de la république. Les grands écrivains y ont leur place éminente, illustrant ce trait de notre culture nationale si bien aperçu par Tocqueville, que la littérature en France est une dispensatrice de gloire, une manière de sacre. Pourtant le génie littéraire à lui seul ne serait pas un suffisant sésame. Hugo y est pour les Contemplations, mais plus encore pour avoir ramené à la lumière le peuple souterrain des Misérables. Les Rougon-Macquart ont moins compté dans la panthéonisation de Zola que son combat pour la vérité et la justice. Voltaire et Rousseau eux-mêmes y sont pour être devenus des icônes du combat des Lumières. Ce qui désigne pour le Panthéon est donc sans conteste rengagement au service du collectif. L’exploit solitaire, tout grand qu’il puisse être, n’y a pas sa place : il n’appelle pas la « reconnaissance », au sens plein du terme, que, toujours selon le génie de la devise, la patrie doit vouer à ses grandes figures.

La compatibilité de ces hautes illustrations de la patrie, a allumé voici peu une autre inquiétude, celle de la concurrence supposée que pourraient se faire, placés côte à côte au Panthéon, des morts qui de leur vivant avaient pu se trouver en opposition de sentiments ou d’idées. Il y a dans cette controverse un caractère si mesquin de compétition scolaire qu’il n’est pas utile d’y consacrer du temps. Je me contenterai de deux citations, l’une empruntée à un philosophe, l’autre à un historien. Le philosophe est Alain, à mes yeux celui qui a le mieux compris le dialogue entre les morts et les vivants que toute commémoration instaure. Commémorer, nous dit Alain, c’est purifier les êtres que l’on honore des ressentiments et des rivalités trop humaines : «les grands hommes occupent l’esprit et le souvenir non par leurs faiblesses mais par leur force ». Et l’historien est Jean-Pierre Azéma, grand connaisseur de la Résistance, qui dans un récent numéro du Débat, écrit ces lignes décisives : «commémorer un événement, c’est le situer dans l’histoire de la nation, mais c’est aussi transcender en quelque sorte les clivages, tes conflits qui sont les restes encore vivants des fuîtes et des difficultés ». Et voilà qui renvoie cette toute petite controverse à l’insignifiance.

Dans la journée que nous venons de vivre ensemble, si riche de voix diverses et pourtant concordantes, tout a contribué à donner au transfert des cendres de Pierre Brossolette son caractère d’évidence. En sa personne, tous les réquisits de l’élection au Panthéon se trouvent miraculeusement réunis : la grandeur héroïque du combattant patriote ; l’engagement républicain de l’intellectuel ; le talent de l’orateur et la lucidité de l’analyste ; l’enthousiasme allié à l’intelligence critique. Enfin, plus que tout autre trait sans doute, la valeur principale accordée à la liberté. Pierre Brossolette a incarné l’idée que l’honneur des hommes est de vivre pour la liberté ; et aussi de mourir pour elle s’il le faut, malgré l’indicible souffrance, et sans le moindre espoir pour soi-même. Je vous laisserai donc sur cette question : y a-t-il un titre plus éclatant à la reconnaissance de la patrie ?