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l’héritage républicain

 

L’héritage républicain

 

Maurras distinguait des royalistes de naissance  et des royalistes de raison. Manière de souligner que dans les engagements politiques ou idéologiques il faut faire leur part aux filiations, aux fidélités transmises de génération en génération, au poids des héritages affectifs ; bref, à ce qui est reçu, autant, et peut-être davantage, qu’à ce qui est choisi. On peut sans peine appliquer aux républicains  la bipartition maurrassienne. Ici aussi il y a des républicains de naissance, d’évidence même, pourrait-on dire en songeant à Pierre Brossolette. Quand il se retournait sur sa lignée, il pouvait apercevoir au loin un  trisaïeul, charpentier de son état, qui avait participé à la rédaction des cahiers de doléances ; un grand-père cultivateur opposant au second Empire ; enfin et surtout un père, figure emblématique de la méritocratie républicaine : fils de paysan remarqué et « poussé » par l’instituteur du village, admis au concours de l’École Normale de Troyes, puis de l’École Normale supérieure  de Saint-Cloud, devenu professeur et inspecteur de l’enseignement primaire. Figure majeure de l’enfance, d’autant plus présente que la mère meurt quand le garçon a onze ans. Figure admirée, mais impérieuse aussi, tant la vie familiale est austère, soumise à un emploi du temps inflexible et à la religion du travail.

Il n’est pas difficile d’imaginer la culture historique du jeune garçon et de ses deux sœurs près de ce père-pédagogue, et leur imprégnation politique précoce. Car Léon Brossolette, dans les dernières années de l’avant-guerre,  avait entrepris de publier chez Delagrave des manuels d’histoire à l’usage des écoliers de la communale et nul doute qu’il ait pensé, les écrivant,  à ses enfants. Dans le milieu des instituteurs, ces livres passaient du reste, notamment par l’abondance des images, pour modernes, voire d’avant-garde, propres en tout cas  à séduire de  jeunes cervelles.

Ils n’en avaient pas moins été, ces livres,  au cœur d’un  beau scandale après avoir  fait l’objet, en 1908, avec d’autres manuels d’histoire, d’une condamnation des évêques et d’un appel au boycott. L’affaire provoque, en janvier 1910, un immense débat à la Chambre, illustré par deux grands discours, Barrès d’un côté, Jaurès de l’autre.  Le ministre de l’Instruction publique, Gaston Doumergue, réfléchissant aux raisons pour lesquelles l’histoire nationale est au cœur de cette agitation, remarque que  loin de se cantonner à la succession des batailles et aux fastes des princes, « nos » historiens, désormais, « font voir à l‘enfant l’immense souffrance du peuple d’alors, taillable et corvéable à merci ». C’était très exactement le programme annoncé, d’entrée de jeu, sur la couverture cartonnée des livres de Léon : « le peuple plus que les princes, la civilisation plus que les batailles,  notre époque de préférence aux époques lointaines ». Et le propos était illustré, chapitre après chapitre, par tous ces résumés qui, après le rappel des faits  s’attardent à montrer ce qui au cours des siècles change dans une « civilisation » entendue au sens très large, comme l’ensemble des manières de se nourrir, vêtir, déplacer, distraire, vivre et mourir.

Dans ces séances de janvier 1910, quelles pages pouvaient bien allumer les fureurs du côté droit ? Le ministre tient à citer à la tribune un des passages réputés dangereux : celui qui relate les inconvénients qu’il y avait, pour les savants du XVIIe siècle, à formuler leurs découvertes : ainsi pour Galilée, « condamné par le tribunal de l’Église à finir ses jours en prison » pour avoir dit que la terre tournait autour du soleil. Le marquis de Pomereu bondit alors : il y a bien pire dans l’ouvrage de Monsieur Brossolette, lisez donc ce qu’il dit de Saint Louis. Le manuel se bornait à rappeler que «  malgré ses rigueurs contre les juifs et les blasphémateurs, Saint Louis a surtout laissé le souvenir d’un roi juste », mais ce « surtout » suffit à faire couler des flots d’encre indignée. Et comme l’interdiction épiscopale engendre, ici et là, des scènes  villageoises où on brûle les livres condamnés, comme Ferdinand Buisson vient à la tribune confier le chagrin que lui font les félicitations prodiguées à des enfants brûleurs de livres, on entend Denys Cochin crier : « pour les Brossolette, c’est un petit malheur ! »

Cette violence, on la retrouve dans un portrait-charge de Léon et de son enseignement, signé par un certain jean Grilhoy, un maurrassien qui consacre tout un livre aux professeurs de l’École normale d’Auteuil, sous ce titre éloquent, « Au séminaire laïque ». Les nombreuses pages consacrées  à Léon ne brillent pas par la bienveillance ; « l’homme est rigide et aigu du haut jusqu’en bas. Ses cheveux se relèvent en brosse. Qui s’y frotte s’y pique ».  Le portrait intellectuel consiste à reprendre les énoncés scandaleux déjà pointés par les évêques, dont le fameux : « Jeanne d’Arc croyait avoir entendu des voix ». Et à stigmatiser un enseignement littéraire (Léon enseigne aussi les lettres) haineux et sectaire. Comme est sectaire encore le choix des promenades scolaires : on découvre avec quelque amusement que  le professeur est blâmé pour avoir conduit ses élèves …au Panthéon, devant la tombe de Rousseau.

Tâchons de porter un regard équitable sur les textes de Léon. Ainsi, sur les « Études de composition littéraire », publiées, toujours chez Delagrave, en 1908. Force est de constater l’éclectisme : pas d’auteurs ostracisés, Bossuet voisine avec Michelet, Taine avec Chateaubriand. De noter des sujets de dissertation inattendus, tel celui-ci : « on dit que dans Athalie, le premier personnage est Dieu. Qu’en pensez-vous ? ». Et des corrigés  qui s’ordonnent autour d’une discussion scrupuleuse. La célèbre boutade de Michelet : « Le grand siècle, Messieurs, c’est-à dire le XVIII e », que Grilhoy reproche tant à Brossolette de reprendre à son compte, fait l’objet d’un examen critique. Quant aux manuels d’histoire, leurs admirations vont sans surprise aux héros de la tolérance (Michel de l’Hôpital), aux philosophes du XVIIIe siècle, (« nos » livres, dit affectueusement le manuel du cours moyen). Le coup de chapeau aux hommes de la Révolution est pour Condorcet,  pour Vergniaud, « âme généreuse », pour Danton,  grand patriote, et qui a aussi, chose remarquable, tenté de mettre fin à la Terreur. Pas un mot sur Robespierre. Ce qui souligne encore cette interprétation modérée de la Révolution, c’est que la date fatale, qui voit la révolution trahir ses radieuses promesses, est celle  du 2 juin 1793, où l’émeute chasse les députés girondins : un attentat contre la représentation nationale, gros des futurs coups d’État, de Brumaire au 2 Décembre.

Au total  les manuels Brossolette sont fidèles à la vulgate républicaine qui fait de l’histoire de France une glorieuse et nécessaire promenade, où tout mène en définitive à la République, donc à l’école, donc à l’écolier républicain, grandi de tout ce qui l’a précédé, prêt à son tour à entrer dans l’aventure collective.  Sur le long chemin des siècles, la France, certes, croise  de méchants  rois et de médiocres ministres, est contrainte de ralentir le pas, parfois même de faire marche arrière, et il arrive qu’elle fasse de mauvaises rencontres. Mais ce sont là des crises de croissance, bénéfiques donc : « dans son effort de 20 siècles, la France, malgré d’apparentes réactions, n’a jamais cessé de s’élever vers plus de progrès, de justice et de liberté ».  Jamais insultante pour le passé, la vision de Léon se conforme au roman national pacifié que propose la IIIe République. Mais ses livres appartiennent aussi sans conteste à la deuxième génération des  manuels républicains, moins étroitement belliqueux, marqués par l’aversion pour les guerres, guerres de luxe des rois comme guerres de conquête des empereurs. Ses héros de prédilection sont les généraux qui ont fait la guerre sans l’aimer, Kléber, Hoche, Marceau, Desaix ;  et le sort de l’Alsace est confié à l’arbitrage international plutôt qu’à la fortune des armes.

Comme on  sait par le témoignage de la sœur aînée de Pierre Brossolette, prénommée sans surprise Marianne, que les récits historiques et le commentaire politique s’invitaient à la table familiale, il y a donc dans cette enfance tous les traits d’une imprégnation républicaine : le coup de chapeau aux Lumières, la confiance mise dans le régime d’assemblée, la vertu civique, la religion du progrès par l’école, la laïcité ; enfin un patriotisme soigneusement distingué du nationalisme.

En décrivant cet héritage comme la politesse élémentaire du républicanisme, et en faisant l’hypothèse qu’il éclaire les choix futurs de Pierre Brossolette, je n’ai pourtant pas l’intention de l’y enfermer. D’abord en raison de la fausse simplicité de la pensée républicaine. Dès l’origine, elle a dû résoudre de redoutables problèmes philosophiques. Celui de la tension, pour ne pas dire le conflit, qui existe entre les trois termes canoniques de sa devise, singulièrement entre la liberté et l’égalité. Celui de la tension, conflictuelle elle aussi, entre la nécessité historique, qui montre les hommes emportés par le torrent irrésistible de l’histoire, et la liberté, qui postule des hommes capables de «  tracer la règle commune de leur action », ce qui est une des bonnes définitions de la république. Bon an mal an, au prix de quelques acrobaties, la synthèse entre ces aspirations contradictoires a, de Ferry à Jaurès, fonctionné. Mais l’expérience inédite et monstrueuse d’une guerre interminable, en ensauvageant  les hommes, a radicalement changé la donne ; tous sont contraints désormais d’en tenir compte et d’infléchir quelque peu l’héritage.

Pour comprendre comment Pierre Brossolette a vécu ce séisme, on dispose de deux textes, deux très intéressants  articles donnés, en 1930 et 1933, à Notre Temps. L’un et l’autre se veulent le portrait des générations sorties de l’affreux conflit ; l’un et l’autre marquent un surprenant écart par rapport à la bonne conscience du républicanisme  génétique que j’ai décrit. Il y a d’abord l’accent désenchanté. Pierre Brossolette a 27 ans quand il écrit le premier,  trente pour le second. Or c’est en vieux sage que le jeune homme s’adresse aux nouveaux venus, en souhaitant qu’ils puissent se prémunir contre la misère morale et l’insuffisance intellectuelle de leurs aînés, c’est-à-dire de la génération à laquelle il appartient lui-même. Celle-ci, que la guerre a rendue prosaïque, réaliste et désabusée, obsédée d’économie, manque dramatiquement d’ « âme » : un vocable inattendu, assez surprenant pour que Pierre Brossolette se sente tenu d’en justifier l’emploi. À ses yeux il signale un déficit dramatique de la démocratie, incapable de faire vivre un spirituel républicain. De là, un mal-être global, que la littérature de la dernière décennie a déjà identifié et exprimé : car la littérature est généralement en avance sur l’analyse politique, sans doute parce qu’elle s’attache moins aux grands chiffres du malheur qu’aux  destins des individus. Or voilà très précisément le moment où  se lèvent sur l’histoire les volontés politiques d’individus monstrueux. Brossolette plaide donc pour qu’on ne néglige plus l’aspect humain et individuel de l’histoire des hommes,  qu’on cesse  d’humilier le sentiment devant le calcul rationnel. Il retrouve ici  l’importance de l’idéalisme moral dans la lutte pour le socialisme.

Celui qui vient en effet d’adhérer au parti socialiste –avec ce que cette adhésion suppose  d’assentiment, fût-ce de pure forme, au marxisme-, fait ici un premier et décisif pas de côté, en martelant que l’homo oeconomicus n’est pas l’acteur central de l’histoire. Certes le contrôle des marchés et des colonies a bien joué son rôle dans le déclenchement du conflit, mais ceci ne dit rien de l’assentiment des peuples  à la guerre : celui-ci s’alimente à tout autre chose, dont le nom est passion. Les peuples n’auraient  pu consentir de tels sacrifices si la passion nationale n’avait pas été la mieux partagée en Europe. Il y a dans la vie des peuples un élément passionnel irréductible qui détermine les grands sursauts collectifs. Il faut donc découpler les intérêts et les passions. Celles-ci n’annulent pas les intérêts mais elles les débordent et leur survivent, en englobant les instincts de domination, de révolte, de refus, d’engouement qui tiennent aux racines profondes de l’être. On aurait tort de méconnaître leur prépondérance sur les raisons de l’analyse scientifique. Et que cette découverte ait joué un rôle séminal dans la pensée du jeune intellectuel on ne peut douter : on la retrouve, une décennie plus tard, et en plein conflit  de nouveau, dans une lettre où Brossolette sollicite d’un ami des  compléments bibliographiques sur le marxisme.

Auxquelles de ces passions, remises par la guerre dans une lumière crue, un jeune homme peut-il se confier ? Deux au moins lui sont interdites par l’héritage républicain.  La passion nationaliste, d’abord, cette invention du XIXe siècle, parce qu’elle vient de montrer dans la guerre du XXe son hideux visage.  Mais aussi parce que l’idée qu’il se fait de la France, puisée dans l’héritage familial, lui oppose un sérieux  obstacle. Pierre Brossolette  dit comprendre que le national-socialisme puisse être vécu comme une promesse par la jeunesse allemande ou italienne. Ni l’une ni l’autre n’ont derrière elles de passé républicain ni de nation qui se soit donné de vocation universelle. L’une et l’autre peuvent donc faire de la particularité un absolu. Voilà qui est interdit au patriotisme français, adossé dès l’origine à l’idée d’universalité, moins exposé que d’autres à une dérive pathologique : une conviction, ou une illusion, comme on voudra, mais qui vient tout droit de la tradition républicaine. Chez nous, écrit-il, le national-socialisme ne peut-être une espérance, mais une répression.

La seconde passion interdite au jeune homme est la passion révolutionnaire. Celle-ci pourtant, à la différence de l’autre, peut paraître une efflorescence naturelle de l’idée démocratique. Sans compter que la révolution est toujours officiellement inscrite sur la bannière du parti socialiste. Mais, dès 1933, Pierre Brossolette voit à quel point cette révolution, (cette « insurrection », préfère-t-il dire, ce qui est significatif), si longtemps promise aux peuples, mènera à une boucherie d’abord, à une inévitable défaite ensuite, à la dictature enfin. Surtout il comprend à quel point elle demeure une référence abstraite. Quand les souvenirs très concrets d’une guerre monstrueuse pèse encore sur les êtres, nul n’est prêt à troquer les bénéfices incertains de l’émeute contre les désastres trop certains d’un nouveau conflit.

Si donc un jeune homme veut tenir bon sur les valeurs morales de la vie individuelle, à l’exemple de Jaurès, de Briand, de Blum, trois  personnalités au charme desquelles Pierre Brossolette a été sensible, restent deux passions disponibles : celle de la paix, celle de la liberté.

La paix d’abord : c’est la question du temps, qui hante tous les esprits. On oublie aujourd’hui trop souvent l’emprise du pacifisme sur la gauche non-communiste de l’entre-deux guerres. Les manuels de Léon, déjà, ne voulaient  envisager qu’une guerre juste, menée au nom du droit. Comme la guerre vécue n’a fait voir que la violence nue, et non le droit, on comprend que la paix soit devenue pour le jeune journaliste la cause majeure où investir son énergie. Elle entraine son assentiment au triptyque de Briand : sécurité collective par l’arbitrage, union européenne, rapprochement franco-allemand. Elle change son jugement sur le « vieux » Clemenceau, un des grands hommes de Léon pourtant, mais qui n’a su s’élever à une vision de la paix. Elle détermine son adhésion  à la SDN, assez enthousiaste pour qu’il rédige un guide  pédagogique du militant, destiné à  fournir les réponses adéquates aux objections  convenues que suscite la société. Elle tourne autour d’une crainte obsessionnelle : celle de revenir aux mécanismes d’assistance automatique entre nations qui portaient une lourde responsabilité dans le déclenchement de la guerre.

Mais la passion de la paix, née du refus obstiné de la guerre, est une passion constamment malheureuse. Déjà présente dans la scission  de Tours, elle déchire la gauche tout entière ; elle divise aussi Pierre Brossolette contre lui-même. Dès 1930, il se convainc que la SDN donne des signes d’impuissance. En 1933, il constate que les espoirs de Locarno se sont écroulés, que partout une marée nationaliste submerge les peuples. En 1935, on le voit, lors de l’agression italienne en Éthiopie,  réclamer des sanctions sévères contre l’Italie, puis devoir se résigner à leur inapplication, convaincu pourtant, comme Blum, qu’il s’agit d’ « une lâche soumission à la force ». En 1935 encore, applaudir du bout des lèvres la signature d’un pacte franco-soviétique, qui risque de renforcer la funeste politique des alliances. En 1936, annoncer dans le désert le coup de force hitlérien sur la Rhénanie, puis y assister,  désespéré, mais sans force devant une argumentation qui est celle de l’Angleterre, de Churchill lui-même, qui lâche : « après tout les Allemands ne font que rentrer chez eux ». En 1937, désigner sans faiblesse Munich comme « la plus lâche capitulation de notre histoire », tout en tentant encore d’examiner les ultimes moyens de préserver de la guerre le peuple français. Et la même année, se résoudre, au nom de la  non-intervention, à laisser assassiner la république espagnole.

Ce sont les stations d’un épuisant chemin de croix, d’acceptation en acceptation, de déception en déception. Une des plus cuisantes, pour l’anglophile qu’est Pierre Brossolette, est la répugnance de l’Angleterre à adopter une attitude ferme à l’égard des engagements pris à Locarno et à Genève. À partir de Munich cependant, il a  définitivement compris à quelles aberrations peut mener le refus inconditionnel de la guerre. Et qu’entre des valeurs également honorables, les circonstances contraignent à choisir : choix douloureux  mais sans appel quand la paix ne peut s’obtenir que par le renoncement à la liberté. On doit, le cœur navré, consentir à la guerre si la paix doit être payée de la servitude. 

En optant pour la liberté, c’est avec la leçon de Jaurès que Pierre Brossolette renoue. Comme tant de républicains venus au socialisme, Jaurès avait dû arbitrer le conflit entre nécessité et liberté. Une stricte orthodoxie marxiste  fait de la marche de l’histoire une inéluctable nécessité, et c’est à quoi Jaurès renâclait. Il se refusait, disait-il, à croire que l’homme soit ce passager endormi que porte le cours du fleuve, qui ne contribue en rien au mouvement, et se réveille d’intervalle en intervalle, pour constater que le paysage a changé. Il tient à maintenir que l’homme peut infléchir sa destinée, à s’inscrire en faux  contre les doctrines de la fatalité. Brossolette, dès ses premiers textes, manifeste sa résistance à « l’absurde déterminisme », son attachement à un socialisme libéral. Celui-ci, il en convient volontiers, a pâti de la guerre, simplificatrice comme elles le sont toutes, inamicale aux formes libérales du socialisme, complaisante en revanche au socialisme de caserne et d’État.

Dans ces conditions, il a détesté d’emblée les régimes qui se mettent en place dans cet entre-deux guerres, vu très tôt ce qu’ils annonçaient : le culte du chef, la confusion des pouvoirs, la toute-puissance du parti, l’extinction de toutes les libertés. Mais il est plus intéressant encore de voir  que la condamnation de Hitler ne vaut nullement pour lui absolution de Staline. À la différence de tant de ses contemporains devenus hémiplégiques, chez qui la lucidité sur le nazisme produit l’aveuglement sur le communisme, il résiste à l’intimidation que l’anti-fascisme exerce sur les intellectuels, en particulier à gauche. Il tient bon sur une position presque intenable à l’époque, et très minoritaire, le rejet symétrique des deux tyrannies, également meurtrières pour la liberté. Jusqu’à s’aventurer vers ce qui passe alors pour un péché capital : la comparaison entre les deux régimes, jugée à elle seule scandaleuse pour tant d’esprits pourtant éclairés. Mais qu’il faut pourtant mener, pour peu qu’on tienne à l’exercice de l’intelligence critique et de la liberté.

En achevant cette analyse des idées de Pierre Brossolette avant ses années résistantes, je me garderai de prolonger le trait et de soutenir qu’elles menaient nécessairement aux choix héroïques qu’il a faits. Par méfiance pour la causalité linéaire d’une part ; et d’autre part  pour savoir que ces choix sont aussi le fruit de tout ce qu’une existence humaine charrie d’inattendu et d’intempestif. Mais en espérant pourtant les avoir éclairés. Les excellents biographes de Pierre Brossolette ont souligné à juste titre tout ce que son itinéraire a pu comporter d’hésitations et d’incertitudes. Mais il me semble parfois qu’ils ne les confrontent pas assez au spectacle de gigue effrénée que donnent les intellectuels de cet entre-deux guerres. On y voit un vieux proudhonien comme Albert Sorel adorer Lénine, on entend l’Aragon d’avant la conversion au Guépéou réduire 1917 à « une vague crise ministérielle », Drieu déclarer que le défi à la mort le mène au communisme. Pendant ce temps, Bernanos célèbre « la discipline morale » des camelots du roi, Camus quitte le parti quand Éluard, qui en avait été exclu s’en rapproche, et Gide, pas encore parti pour l’URSS, déchiffre dans la société soviétique « une promesse illimitée d’avenir ». Au regard de ce théâtre convulsif, où battent les portes des partis politiques, où sur le seuil les renégats qui s’en vont croisent les  convertis qui entrent, où les adoubements succèdent aux excommunications, le parcours de Pierre Brossolette, analyste inquiet mais  convaincu que  la liberté n’est pas négociable, me semble d’une cohérence exemplaire.