Share

Monique Canto-Sperber, directrice de l’ENS – École Normale Supérieure, et Jean-Claude Lehmann, président des anciens élèves de l’ENS, ont rendu hommage à l’héroïsme de deux célèbres normaliens Charles Péguy et Pierre Brossolette en présence du fils de ce dernier lors de la cérémonie du 11 novembre 2008 qui s’est tenue dans la salle du monument aux morts de l’École.

Hommage à Pierre Brossolette à l’ENS – École Normale Supérieure

Texte de l’hommage à Pierre Brossolette à l’ENS, professeur et journaliste, pionnier de la Résistance, mort en héros, le 22 mars 1944 à lâge de 41 ans, par son fils Claude Pierre-Brossolette

 

Madame la Directrice, Monsieur le Président,

Je voudrais d’abord vous remercier d’avoir associé le nom de mon père, Pierre Brossolette, à la cérémonie anniversaire du 11 novembre 1918 de cette année. L’Ecole Nornale Supérieure de la rue d’Ulm n’ est pas le lieu de cérémonies officielles où des
personnages consulaires prononcent des discours académiques et convenus. fi suffit à votre institution de demeurer le sanctuaire de l’ excellence française. Le parcours prestigieux decbeaucoup de ses anciens élèves rejaillit sur elle, mais ce n’est pas ici que l’on organise leur célébration.
Cette louable discrétion s’est pourtant effacée pour saluer les nornaliens tombés au champ d ‘honneur lors des deux dernières guerres mondiales ou au titre de la résistance. Vous avez un monument aux morts. Une salle de votre établissement s’appelle la salle des résistants et une autre porte le nom de Jean Cavaillès. Votre maison est aux antipodes de l’ esprit militaire. Le peu de goût de vos anciens pour la préparation militaire obligatoire d’autrefois en témoigne. Mais l’horreur du sacrifice sanglant qui s’imposa à notre pays de 1914 à 1918 et dont vos élèves ou anciens élèves furent les si nombreuses victimes, ne pouvait être occultée. De même, la révolte des normaliens qui n’ont accepté ni 1 ‘humiliation de la défaite inouïe de 1940, ni la collaboration avec Hitler mérite d’être soulignée.

Me voici donc devant vous à l’invitation de Mme Canto-Sperber et de M. Lehmann pour rn’ exprimer brièvement au sujet de mon père. Ce n’ est pas sans une certaine réserve que je le fais. Il est toujours malaisé de parler des siens. En outre, évoquer le cacique de la promotion de 1922, c’est inévitablement rappeler qu’il s’est donné la mort à 40 ans pour ne pas risquer de dévoiler à la gestapo les noms de ses camarades de la Résistance. Après une séance de torture il s’est jeté dans le vide, du cinquième étage du local de ses tortionnaires. Des centaines de rues, places et autres lieux publics portent son nom ainsi que plus de soixante établissements scolaires. C’est un hommage national permanent à son suprême sacrifice. Mais, je voudrais aussi vous dire en quelques mots l’homme que j’ai connu.

Mon père était un homme gai. Il aimait la vie. Il était tendre avec ses enfants. Il nous reste quelques lettres de lui, pleines d ‘humour et de gentillesse, adressées à ma soeur et à moi. Rue d’Ulm, il conduisait avec entrain les « canulars » spécifiques à votre établissement. Il était d’une grande sensibilité, soulignée notamment par son amour de la musique -il jouait du violon -et son goût pour le « bel canto », ainsi que par son admiration pour Maurice Barrès, le dernier grand écrivain romantique de notre pays. Son goût pour cet écrivain surprenait beaucoup ses proches et, en premier lieu, sa famille composée d’enseignants austères et républicains. Panni eux, figure son oncle, Francisque Vial, archicube ayant occupé le poste de Directeur de l’enseignement secondaire. D’une autre génération, mon père estimait les hommes dominés par leurs émotions et leurs passions, que la raison et l’intelligence devaient se contenter de canaliser et d’organiser.

Il était sans illusion à l’égard des individus et des sociétés qu’ils fonnent. Non-croyant, il trouvait que l’idée d’un péché originel était une remarquable métaphore. L’extrême diversité des talents et de la sociabilité chez les humains et leur aptitude au mal, la présence de voyous, de fous et de terroristes, les tensions permanentes au sein des sociétés travaillées notamment par des frustrations nées de l’envie et de la jalousie étaient pour lui des données intangibles qu’il fallait regretter mais reconnaître. Ce n’était pas, à l’évidence, ce que l’on appelle un optimiste. Encore moins quelqu’un qui aurait pu être tenté, comme beaucoup, par les utopies. Comment croire qu’on pourrait conjurer tous les maux de 1 ‘humanité en imposant brutalement un unique et radical remède ? Il n’a pas eu besoin des sanglantes dérives totalitaires, où cette illusion a conduit le 20ème siècle, pour récuser cette funeste simplification. Il ne se réfugiait pas plus dans un cynisme désabusé, forme dégradée d’une sorte de dépit amoureux et manifestation primaire d’un égoïsme infantile.
Pierre Brossolette était un pessimiste, mais un pessimiste actif.

Conscient du tragique de l’aventure humaine, il pensait que l’existence ne pouvait avoir de sens que si l’on travaillait en vue d’atténuer les souffrances et les injustices dont sont victimes les communautés auxquelles on appartient; et cela quelles que fussent les circonstances. Ainsi, quand au cours de l’hiver 1940-1941, Jean Cassou et Agnès Humbert sont venus lui demander de les rejoindre dans la Résistance il leur répondit par ces mots que cite Jean Cassou dans son Livre « La mémoire courte » : « Tout est fini, ce pays n’existe plus, vous voyez où en sont les partis: le parti communiste ne bouge pas à cause du pacte, le parti socialiste, dont je suis, est en décomposition; le parti radical n’en parlons pas, etc. Mais, enfin, comme il faut bien faire quelque chose, même quand il n ‘y a plus rien à faire, je suis des vôtres. »

Son aptitude à prendre des positions nettes et tranchantes ne lui a pas fait que des amis. Ainsi, membre du parti socialiste, dans les années trente, son hostilité radicale à l’ Allemagne hitlérienne le faisait traiter de belliciste par sa fonnation politique, très pacifiste à l’époque. A Londres, au cours de la guerre, un quarteron de socialistes, qui ne pensait qu’au retour à la 3ème République, le critiquait pour son gaullisme. Les inconditionnels du gaullisme, quant à eux, lui reprochaient ses réserves au sujet du comportement du général de Gaulle dans certains domaines. En particulier, mon père trouvait difficilement acceptable sa manière de traiter les hommes; il a d’ailleurs écrit au Général une lettre célèbre en date du 2 novembre 1942 sur ce point. De même il avait provoqué quelque émoi en remarquant que le Général donnait presque l’impression, dans l’aigreur de ses propos à l’égard des Anglo-Saxons, d’oublier que l’ennemi c’était d’abord l’Allemagne nazie.

Mais ces inimitiés le préoccupaient d’autant moins qu’il faisait naître chez beaucoup du dévouement, de l’ attachement et de l’ admiration. Cela était particulièrement frappant avec les petites gens, les faibles, les obscurs, les sans-grade à l’égard desquels il faisait preuve d’attention, de patience et de générosité. Il donnait avec eux l’impression de vouloir se faire pardonner sa supériorité, ce qui n’était plus le cas avec les grands et les importants.

J’ai évoqué tout à l’heure la difficulté de parler des siens. Aussi, pour conforter ce que j’ ai tenté de décrire, je citerai André Postel- Vinay qui dans son Livre: « Un fou s’évade -Souvenirs de 1941-1942 », décrit mon père de la façon suivante «Pierre Brossolette évoque pour moi l’image exacte du héros. Le héros, c’est celui qui va jusqu’à la limite du courage et au-delà, qui renouvelle sans cesse son effort et qui en meurt. Brossolette est mort de ce courage insatiable. Mais l’héroïsme, c’est autre chose aussi. Il n’y a pas de véritable héroïsme si l’ on garde des illusions sur les hommes, par d ‘héroïsme vrai sans vision réaliste des événements et de leurs lendemains désenchantés. Il n ‘y a pas non plus d’héroïsme sans la vivacité d’imagination qui fait mesurer à l’avance l’ampleur et les détails du péril. Or, je n’ai jamais rencontré personne qui m’ait donné plus que Brossolette, le sentiment d’une perspicacité rigoureuse, d’une intelligence aiguë, imaginative et réaliste à la fois.

Cependant, I ‘héroïsme vrai, malgré sa clairvoyance, malgré l’esprit d’ironieque peut lui donner son absence d’illusion, l’héroïsme vrai ne saurait exister sans cette générosité passionnée, sans cet extraordinaire dévouement au progrès de l’humanité d’où lui viennent son inspiration et sa force. Et cet héroïsme vrai se caractérise aussi par sa simplicité, son humour et sa gaité, par une disposition poétique et romantique de l’ esprit. »
Je conclurai en fornlulant le souhait que la présente cérémonie ait rendu mon père plus proche de vous que le seul douloureux souvenir de son martyr. Sa mort force le respect. Mais je crois que sa vie, son projet et son caractère peuvent aussi susciter chez les nornaliens la fierté d’appartenir à la même cohorte d’élite que Pierre Brossolette.

Merci, Madame la Directrice et Monsieur le Président de l’intérêt que vous avez porté, 64 ans après sa mort, à la mémoire de mon père. Merci, aussi à tous ceux, ici présents, de m’avoir écouté.

Claude Pierre-Brossolette

 

Ou lire l’article : www.archicubes.ens.fr