Hommage au général Sikorski et à la Pologne, BBC – Radio Londres, 5 juillet 1943

La Pologne est aujourd’hui en deuil, et parce que la Pologne est en deuil, la France l’est aussi. Le Général Sikorski, qui a été depuis quatre ans l’âme de la Pologne, comme il a été le chef de son Gouvernement, a trouvé hier la mort au retour d’une mission où il venait d’accomplir son devoir de chef et de soldat et de soldat en inspectant les troupes polonaises du Moyen Orient.

Tout ce qui touche la Pologne a toujours touché la France. Mais depuis cinq ans bientôt, on peut dire qu’il n’est un instant où le sort de la France et celui de la Pologne n’aient été étroitement liés. En même temps que la haute et noble figure du Général Sikorski, ce que ma mémoire évoque ce soir, ce sont tous les souvenirs fiévreux de 1939. La Tchécoslovaquie, condamnée à Munich, venait d’être asservie. La victime désignée était maintenant la Pologne. La peine la Wehrmacht était-elle entrée à Prague, que la diplomatie nazie commençait à Varsovie les manœuvres alternées de menace et de séduction par lesquelles elle avait l’habitude de détruire un à un tous le peuples sur les débris desquels elle entendait établir sa domination de l’Europe.

La Pologne résisterait-elle ? Aurait-elle pour résister l’appui de la France ? De ces deux questions solidaires, l’une dépendait de la Pologne et l’autre de la France mais chacun savait bien que ce n’était ni de l’une ni de l’autre qu’il s’agissait seulement. Si la Pologne avait cédé, ou si les puissances occidentales l’avaient abandonnée à elle-même, le sort de l’Europe aurait sans doute été scellé car sans doute la France et l’Angleterre n’auraient même pas eu les dix mois de la drôle de guerre pour se préparer à l’assaut allemand. Attaquée plus soudainement, la France se serait aussi plus soudainement effondrée, et qui sait si Hitler n’aurait pas alors risqué contre l’Angleterre le coup décisif qu’il n’a pas osé lui porter au lendemain de l’armistice de Rethondes.

Pour leur honneur et pour le salut de l’Europe la Pologne, l’Angleterre et la France ont été fidèles en l’été de 1939 au rendez-vous du courage et de la raison. C’est alors que le Général Sikorski est rentré dans l’histoire. À la Pologne vaincue, torturée et démembrée, il a fallu un homme pûr, clairvoyant et fort, qui pût appeler à s’unir avec lui, dans la lutte, et pour la résurrection, tous les polonais, quelles que fussent leur origine, leur condition et leurs convictions politiques. Le Général Sikorski a été cet homme. La France, un an plus tard a pu comprendre, par une expérience également tragique et glorieuse, ce que peut valoir une telle présence pour un peuple, au moment où le destin lui donne indifféremment rendez-vous avec la mort, ou avec la grandeur.

Pendant un an en France, depuis trois ans en Angleterre, le Général Sikorski a été l’animateur de la lutte polonaise pour la victoire commune. Dans le ciel d’Angleterre, dans la Méditerranée, dans Tobrouk assiégée mais invaincue, groupés autour de lui, soldats, marins et aviateurs polonais n’ont cessé de semer à pleines mains le sacrifice, et de moissonner la gloire à pleins bras.  Et là-bas les pleines torturées où Himmler a commencé à faire couler le sang des martyrs avant même qu’ait séché le sang des soldats écrasés par les chars et les avions de von Keitel, c’est tout le peuple polonais qui a fait écho à une armée reconstituée, en se dressant, sur ses ruines et malgré ses souffrances, dans un même refus de la défaite et de l’occupation allemande.

Après tant de malheurs et tant d’héroïsme, sans doute la nation polonaise pensait-elle avoir enfin le droit d’être un peu épargnée désormais. Mais le destin mesure la grandeur de ces coups à celle des peuples à qui il les réserve et les plus fiers ont toujours été les plus impitoyablement frappés. En perdant le Général Sikorski, la Pologne perd ce qui lui avait été laissé de plus noble et de plus précieux. Qu’elle soit sûre du moins que dans cette épreuve comme dans toutes les autres, sa douleur est la douleur de la France. Voici quatre ans que nos deux nations unies versent le même sang, en attendant d’être unies encore, dans la même victoire.

Source : © Archives nationales, 72 AJ 2215  

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