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 Christophe Barbier

Pierre Brossolette: l’homme lucide, par Christophe Barbier

Même si l’époque est, paraît-il, au droit d’inventaire, il est paradoxal, peut-être indécent, de l’appliquer à la Résistance. Pourtant, parce qu’elle était faite d’hommes et de femmes, d’idées et d’idéaux, elle ne peut y échapper. Et c’est une bonne chose.

Sa part d’ombre, les erreurs et les errances de ses dirigeants, les arrière-pensées de ceux qui partageaient le même combat sans promouvoir la même idéologie, sans espérer le même avenir. Un ennemi commun – l’occupant -, un but identique – la Libération -, mais certaines idées de la France, en un pluriel qui cachait des contraires, des contradictions, des incompatibles. 

Pas plus que la Révolution, la Résistance ne fut un bloc, et le scalpel des historiens le montre et le montrera avec force détails. La lumière qui recouvre les héros et les martyrs est si blanche, si crue, qu’elle estompe les ombres, mais aussi les aspérités des temps et des êtres. La geste gaulliste, puissante meule, a veillé à polir la limaille coupante des rivalités et des désaccords. Les Mémoires de guerre s’écrivent aussi avec de petits trous de mémoire… 

Grâce à ses biographes, Brossolette n’est pas un inconnu, mais il demeure un « méconnu », parce que la postérité a de l’injustice dans ses jeux de lumière. 

Alors, le Panthéon, bien sûr. Tombeau légitime, sépulcre naturel et, déjà cénotaphe, puisque Brossolette y est, entré au premier rang de ce cortège d’ombres qui accompagna Jean Moulin, à l’invite d’André Malraux. 

Dans le kaléidoscope de la gloire, Brossolette brille sous plusieurs facettes. On peut admirer le normalien cacique, à 19 ans, en 1922. On doit admirer le résistant et son travail en zone occupée ou à la BBC. 

Je m’attacherai au journaliste Brossolette, celui qui nous a légué l’expression « Les soutiers de la gloire », que les journalistes débutants, et même confirmés, utilisent sans savoir d’où elle vient, pour évoquer les cyclistes dans le peloton du Tour de France ou les militants d’une campagne électorale. Ils font du Brossolette comme Monsieur Jourdain de la prose, mais hélas ils ignorent les circonstances dans lesquelles fut forgée cette expression, en 1942, et que les soutiers en question étaient les soldats de l’armée souterraine de la Résistance, ce « régiment sans drapeau », disait-il, « qui meurt dans l’obscurité pathétique des cales ». 

Une action dans l’ombre de la clandestinité, mais une pensée, un combat intellectuel dans la lumière du journalisme politique. Lumière, lux, lucidité: c’est elle qui est saisissante dans le parcours de l’analyste Brossolette. 

Lucidité sur le communisme avant-guerre. 

Lucidité sur le nazisme, sur le pacifisme et l’épisode munichois. 

Lucidité sur Vichy et « ses prétendus révolutionnaires qui ne sont que des réactionnaires »: on pense ici à un autre normalien, journaliste à ses heures, Brasillach, qui n’eut pas, hélas, cette clarté de vision-là aux heures fatidiques. 

Lucidité sur la IIIè République, sur le régime des partis, sur le parlementarisme: la SFIO a voulu l’exclure… 

Lucidité sur le mauvais procès intenté à la IIIè République, dans son rapport politique à De Gaulle en date du 28 avril 1942, quand il écrit: « En incriminant les institutions, on évite de s’accuser soi-même. C’est tellement plus simple! » 

Lucidité sur le régime à installer, donc sur le gaullisme, dont il tressa les prémices de la doctrine. 

Lucidité sur De Gaulle, dans sa lettre au général du 2 novembre 1942: il devine comment sa superbe va lui faire perdre son crédit à la Libération. En un mois, dit-il… Il en faudra neuf après l’armistice…  

Lucidité sur lui-même, enfin, sur le torturé qui craint de ne plus pouvoir se taire et se jette dans le vide. A ce moment-là, il n’y a plus de journaliste, ni de normalien, ni de politique: seulement un homme et sa conscience, un homme et son courage. 

Autre genre à la mode, livrons-nous à quelques instants d’uchronie. Qu’aurait fait, que serait devenu Pierre Brossolette s’il n’avait pas été arrêté, s’il n’avait pas été identifié? S’il n’y avait pas eu ce Caluire breton? Aurait-il pris place au coeur du Conseil National de la Résistance? En 1944-45, aurait-il été écouté par De Gaulle? Aurait-il été ministre? Aurait-il rejoint la gauche dans l’aventure de la IVè République? Aurait-il suivi Mendès France? François Mitterrand? Je préfère l’imaginer créant Le Monde avec Hubert Beuve-Méry, ou encore inventant L’Express avec Jean-Jacques Servan Schreiber, aux côtés de Mauriac, Camus et Aron? En 2003, nous aurions fêté les 50 ans du journal et les 100 ans de Pierre Brossolette? Joli rêve, brisé par la fatalité de la guerre. Mais sans nul doute, le message qu’il nous a légué par sa mort est aussi important que le bilan qu’il aurait, survivant, laissé par son action.