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La Liberté souffre violence 

Élisabeth de Miribel, Plon 1980.

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Chapitre – Alger : l’Avant dernière étape

(…) Le temps est beau, la mer est bonne. La vie sur l’Orantes se passe en famille. Beaucoup de jeunes officiers sont là qui évoquent leurs campagnes ou déplorent les malheureux malentendus de Syrie. Quelques infirmières ou ambulancières, revenues du Moyen-Orient, se trouvent parmi nous. Lorsque je ferme les yeux pour fouiller mes souvenirs, je revois quantité de visages d’amis. Pourtant une grande figure l’emporte sur toutes les autres, celle de Pierre Brossolette. Il s’est embarqué avec nous le 13 août Il se rend en mission à Alger. C’est le premier résistant français que je rencontre. Bien souvent , au Canada, j’ai tenté de décrire le combat héroïque clandestins. J’ai cité des multiples témoignages de ces guerriers de la nuit. Je n’en n’avais rencontré aucun. Voilà que la réalité dépasse tout ce que j’en pouvais dire ! Je me trouve devant un de leurs chefs. Un homme jeune, de taille moyenne, au regard ardent. Teint mat, cheveux noirs striés d’un épi blanc. Cette fameuse mèche blanche qui devait, après son arrestation, le faire reconnaître, le mener à la torture et à la mort qu’il s’est donnée, de crainte de trahir les secrets de son action. Un homme intelligent et libre, cachant sous une apparence ironique, parfois dure, une sensibilité frémissante. Il est sans illusions sur les lendemains de la Résistance. Le vieux partis , dit-il, se reconstitueront et recommenceront à s’entre-déchirer. socialiste convaincu, il se bat pour la dignité de la personne humaine, pour le respect de la liberté. Une grande cause le dévore, il est animé d’un feu, qui jamais ne dit : assez !

Je n’ai rencontré chez nul autre, durant ma vie, une telle gratuité dans l’esprit de sacrifice, ni une telle lucidité de jugement. Nous avons parlé pendant deux semaines, comme si nous étions seuls à bord. Il m’apparaissait comme l’âme de la Résistance. De son côté, il m’interrogeais avec une curiosité insatiable sur l’état de esprit des Français d’Amérique du Nord, sur la position des Canadiens et des Américains à l’égard du général de Gaulle. Je lui apportais une petite bouffée d’air du monde extérieur. Je respirais auprès de lui le grand souffle du combat pour la liberté.

Deux textes de lui, cités dans le beau livre que sa femme, Gilberte, lui a consacré, me semblent caractériser son indépendance de esprit. Brossolette se trouve à Londres en mission. Il travaille avec Passy pour l’unification de la Résistance. Le 22 septembre 1942, il lance un appel à la BBC, dans l’émission: « Les Français parlent aux Français » ». Il adjure ses compatriotes de faire confiance à l’homme du 18 juin et rend un vibrant hommage aux résistants:

« Français ne craignez rien, l’homme est à la mesure du geste, et ce n’est pas lui qui vous décevra lorsque, à la tête des chars de l’armée de la délivrance, au jour poignant de la victoire, il sera porté tout au long des Champs-Elysées, dans murmure étouffé de longs sanglots de joie des femmes, par la rafale sans fin de vos acclamations.

« Voilà ce que je voulais vous dire d’abord ce soir. Mais voici maintenance qu’il faut que je vous demande. A côté de vous, parmi vous, sans que vous le sachiez toujours, lutent et meurent des hommes – mes frères d’armes – les hommes du combat souterrain pour la libération. Ces hommes je voudrais que nous les saluions ce soir ensemble.Tués, blessés, fusillés, arrêtés, torturés ,chassés toujours de leurs foyers, coupés souvent de leurs familles, combattants d’autant plus émouvants qu’ils n’ont point d’uniformes ni d’étendards, régiment sans drapeau dont les sacrifices et les batailles ne s’inscriront point en lettres d’or dans le frémissement de la soie mais seulement dans la mémoire fraternelle et déchirée de ceux qui survivront ; saluez-les. La gloire est comme ces navires où l’on ne meurt pas seulement à ciel ouvert mais aussi dans l’obscurité pathétique des cales. C’est ainsi que luttent et que meurent les hommes du combat souterrain de la France.

Saluez-les, Français ! Ce sont les soutiers de la gloire. »

Le 2 novembre 1942 , quelques semaines plus tard, Brossolette n’hésite pas à adresser une lettre personnelle au général de Gaulle, une sorte de mise en garde. Il s’agit de la manière dont le général domine son entourage:

Ce qu’il faut vous dire, dans votre propre intérêt, dans celui de la France combattante, dans celui de la France, c’est que votre manière de traiter les hommes et de ne pas leur permettre de traiter les problèmes éveille en nous une douloureuse préoccupation, je dirais volontiers une véritable anxiété.

Il y a des sujets sur lesquels vous ne tolérez aucune contradiction, aucun débat même. Ce sont d’ailleurs, d’une façon générale, ceux sur lesquels votre position est le plus exclusivement affective, c’est-à-dire ceux précisément à propos desquels elle aurait le plus grand intérêt à s’éprouver elle-même aux réactions d’autrui. Dans ce cas votre ton fait comprendre à vos interlocuteurs qu’à vos yeux leur dissentiment ne peut provenir que d’une sorte d’infirmité de la pensée ou du patriotisme. Dans ce quelque chose d’impérieux que distingue ainsi votre manière et qui amène trop de vos collaborateurs à n’entrer dans votre bureau qu’avec timidité, pour ne pas dire davantage, il y a probablement de la grandeur. Mais il s’y trouve, soyez-en sûr, plus de péril encore. Le premier effet en est que, dans votre entourage, les moins bons n’abondent que dans votre sens; que les pires se font une politique de vous flagorner; et que les meilleurs cessent de se prêter volontiers à votre entretien. Vous en arrivez ainsi à la situation, reposante au milieu de vos tracas quotidiens, où vous ne rencontrez plus qu’assentiment flatteur. Mais vous savez aussi bien que moi où cette voie a mené d’autres que vous dans l’Histoire, et où elle risque de vous mener vous-même.

Or il s’agit de la France. Vous voulez en faire l’unanimité. La superbe et l’offense ne sont pas une recommandation auprès de ceux qui sont et demeurent résolus à vous y aider. Encore moins en seront-elles une auprès de la nation que vous voulez unir. Parlons net, nous qui connaissons bien ses réactions politiques: elle aura beau vous réserver l’accueil délirant que nous évoquons parfois; vous ruinerez en un mois votre crédit auprès d’elle si vous persévérez dans votre comportement présent.

Vous savez que cette ruine serait du même coup celle de nos espoirs, qu’elle serait la ruine même des possibilités que la France a retrouvées grâce à vous – C’est pourquoi je me permets de vous supplier de faire sur vous-même l’effort nécessaire, pendant qu’il en est temps encore.

Avec la même liberté de esprit, tandis que l’Orontes s’approchait des côtes nord-africaines, Pierre Brossolette discutait avec flamme des principes de son combat, me dépeignait avec une douceur déchirante la fin tragique de certains de ses amis et trouvait des accents d’inquisiteur pour me mettre en garde contre le « panier de crabes » que j’allais trouver à Alger.
Grâce à lui , j’ai rencontré dès mon arrivé deux de ses amis Louis Joxe et le commandant Pélabon. Grâce à lui surtout j’ai appris à discerner les véritables résistants des autres, sans être dupe des mirages que faisaient naître les discours et déclarations de ceux qui se précipitaient au secours d’une victoire virtuellement acquise.

Lorsque le général de Gaulle m’a reçue, au début septembre à la Villa des Glycines, je lui ai demandé une faveur ; celle de m’envoyer en mission en France rejoindre les résistants. Il a estimé que j’avais fort peu de dispositions pour la vie clandestine. Il m’a chargé de la presse étrangère. En liaison avec le commissariat à l’Information, dirigé par Henri Bonnet (…)

Pierre Brossolette , avant de livrer son ultime combat , m’a fait parvenir par le commandant Pélebon un dernier signe d’encouragement. C’était le foulard de soie d' »Henri à la Pensée » Sur un fond bleu et blanc, un bouquet de pensées, grandeur nature, autour desquelles courait une guirlande composée d’une phrase: « Pensées françaises, pensez français. »

Sa mort a été celle d’un héros de tragédie grecque, poursuivi par un implacable destin (…) Le 18 juin 1943 à l’Albert Hall à Londres il avait rendu un vibrant hommage aux morts de la France Combattante:

« Colonels de trente ans, capitaines de vingt ans, héros de dix-huit ans, la France combattante n’a été qu’un long dialogue de la jeunesse et de la vie. Les rides qui fanaient le visage de la Patrie, les morts de la France combattante les ont effacées; les larmes d’impuissance qu’elle versait, ils les ont essuyées; les fautes dont le poids la courbait, ils les ont rachetées. En cet anniversaire du jour où le général de Gaulle les a convoqués au banquet sacré de la mort, ce qu’ils nous demandent ce n’est pas de les plaindre, mais de les continuer. Ce qu’ils attendent de nous, ce n’est pas un regret, mais un serment. Ce n’est pas un sanglot, mais un élan »

Dix mois plus tard, rejoignais ces morts dont il disait dans le même discours: « Et voici maintenant, dans le ciel limpide de leur gloire , ils se parlent comme les sommets se parlent par-dessus les nuées, qu’ils s’appellent, comme s’appellent les étoiles. »

Élisabeth de Méribel