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« Pierre Brossolette, voici déjà trois ans que ce héros de légende a disparu ! On permettra à l’un de ses camarades, au compagnon des dernières heures de sa vie glorieuse, d’apporter ici le pieux témoignage d’une admiration sans bornes et d’un souvenir impérissable.

On a bien souvent reproduit l’étonnante carrière de ce fin lettré dont la trop courte vie fut un incessant combat pour les idées les plus généreuses, pour les réformes de structure qu’il estimait nécessaires à l’évolution de l’état moderne, pour la suppression des groupements d’intérêts et des privilèges qui, disait-il, dégradent la moralité civique en même temps qu’ils s’opposent au progrès social.

Je n’entreprendrai donc pas de retracer, après tant d’autres, l’unité de ce destin hors-série, de cette vie ardente d’où se dégage, à la vérité, une suprême passion, la passion de la France.

Je me bornerai, pour tous ceux de ses amis connus ou inconnus qui me font l’honneur de m’écouter, à évoquer les derniers mois de Brossolette, les derniers mois qui le conduisirent au sacrifice suprême.

J’avais rencontré Brossolette à diverses reprises à Paris et c’est lui-même qui, en mai 1943, était venu m’apporter de Londres les décrets me nommant successivement Préfet de police à compter du jour de la libération, puis Délégué général du Comité français de la Libération Nationale. Ces contacts, assez espacés tout d’abord, devinrent de plus en plus nombreux et je ne tardai pas à le prendre à la fois pour guide et pour conseiller.

La tâche était particulièrement dure et je souffrais beaucoup de ne pas connaître le personnel de Londres avec qui j’étais en communication. Un jour de novembre, je demandai donc à Pierre de m’accompagner à Londres et à Alger et de m’introduire auprès des nombreux amis qu’il avait dans l’une et l’autre villes.
En dépit des difficultés que présentaient les voyages clandestins, Brossolette n’hésita pas une seconde et se mit à ma disposition. Sans doute avait-il déjà entrepris plusieurs voyages de cette nature, mais c’était en saison plus clémente : cet automne finissant était assez pluvieux et les brouillards épais. La petite escadrille d’avions affectés à ces transports venait de subir d’assez lourdes pertes. Nous nous mîmes néanmoins en campagne dès le début de décembre et allâmes nous aposter, Brossolette dans le Nord, moi-même dans le Sud-Est dans l’attente d’avions réclamés impérieusement à Londres. Notre attente fut vaine : Pendant vingt jours, les messages ne cessèrent pas de nous annoncer l’ajournement de l’opération, mais le dernier quartier de la lune nous trouva à notre gîte provisoire frémissants d’impatience.

Nous rentrons donc à Paris ; Le temps se gâte tout-à-fait ; Vent, pluie, brouillard rendent impossible tout transport aérien. Nous ne prenons pas moins la résolution de faire une nouvelle tentative en janvier et cette fois-ci, nous allons tous deux en Touraine. Hélas ! Même déconvenue : les messages [de la BBC] « de Minos à Rhadamante » nous enlèvent peu à peu tout espoir de franchir la Manche par la voie des airs. Nous cherchons donc un autre moyen. La résistance bretonne nous le fournit : elle est en train de monter une opération avec un bateau à moteur qui, par une amère ironie, s’appelle le Jouet des Flots.

Je ne devais plus revoir Pierre que le 16 mars : Ce soir-là en effet, je suis brutalement extrait de ma cellule, conduit à la Cité Universitaire de Rennes qui servait de siège à la Gestapo et au cours d’un interrogatoire entrecoupé de matraquages, je m’entends poser la question : « Que faisiez-vous avec Brossolette ? » Nous sommes donc identifiés.

Le 19, par un dimanche ensoleillé, nous quittons Rennes enchaînés l’un à l’autre dans une conduite intérieure sous la garde de deux policiers. Nous arrivons au 84 de l’avenue Foch où nous passons la nuit. Toujours rivés l’un à l’autre et attachés à nos chaises sans pouvoir échanger autre chose que quelques mots à voix basse. Le 20, nous sommes écroués à Fresnes. Le 22, nous sommes ramenés avenue Foch ; Je le croise dans le souterrain de la prison ; Il me dit bonjour furtivement, mais je lis dans ses yeux une froide résolution.

Nous subissons un nouvel interrogatoire dans deux pièces contiguës ; J’entends ses cris comme il doit entendre les miens. Son interrogatoire se termine avant le mien ; Escorté de son bourreau, il rentre dans la pièce où je suis moi-même à la torture ; on le met au coin comme un enfant, la face tournée vers le mur. Il est midi. Nos policiers doivent aller déjeuner après une matinée aussi bien remplie. Nous sommes donc conduits au cinquième étage de l’immeuble, dans des chambres de domestiques transformées en cellules. Je ne devais plus revoir Pierre ; Ce n’est que quelques jours après que j’appris, par ces curieuses communications transmises à travers les murs de Fresnes, que Brossolette trompant la surveillance de son gardien s’était jeté de la mansarde voisine de la mienne et s’était écrasé au sol…

Et c’est ainsi qu’a disparu l’un des plus nobles héros de la Résistance, l’un de ces soutiers de la Gloire à qui la France doit d’être redevenue indépendante, d’avoir retrouvé son âme et de pouvoir marcher vers de nouveaux destins. »