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« Le Jouet des flots »

Jacques Maillet

L’histoire de l’opération manquée du « Jouet des flots » illustre la précarité des moyens dont disposait le Comité Français de Libération Nationale pour assurer les liaisons avec la France occupée, même lorsque ces liaisons avaient une importance capitale.

Emile Bollaert avait été nommé, le 1er septembre 1943, Délégué général du Comité Français de Libération Nationale pour remplacer Jean Moulin dans ces fonctions. Pierre Brossolette, avec un courage exemplaire puisqu’il avait fait sous son nom plusieurs interventions remarquées à la radio de Londres, se porta volontaire pour venir assurer l’autorité d’Emile Bollaert auprès des mouvements de résistance, et amener ce dernier à Londres pour un court séjour au cours duquel il se présenterait au Général de Gaulle. Par ailleurs, le 16 octobre 1943, Emile Laffon avait été envoyé de Londres en France, c’était sa deuxième mission, pour établir les premières listes de commissaires de la République et de préfets, et, à la même date, Jacques Maillet avait été envoyé afin de déterminer les approvisionnements les plus urgents qui seraient nécessaires à la France après la libération du territoire national.

C’est au mois de novembre que le transport vers l’Angleterre des quatre personnages ci-dessus était prévu. Mais les liaisons aériennes clandestines traversaient alors une période noire. L’action de la Gestapo y contribuait plus encore que le mauvais temps hivernal. Les lunes de novembre, décembre et janvier s’écoulèrent sans qu’aucun des quatre ne pût être transporté à Londres par voie aérienne. Devant l’urgence, le BCRA leur donne l’ordre de se joindre à une opération maritime destinée à transporter en Angleterre des aviateurs alliés abattus et regroupés par les réseaux d’évasion.

C’est ainsi que nous nous retrouvons dans le train de Paris à Quimper où nous remarquons rapidement, soigneusement éparpillés, une vingtaine de gaillards, blonds et athlétiques, dotés d’accoutrements pittoresques et parfaitement taciturnes parce qu’ils ne parlent pas un mot de français, et sont dotés d’une carte d’identité de sourds-muets.

La traversée maritime est organisée et dirigée par Le Hénaff, lieutenant de vaisseau d’active, rentré d’Afrique du Nord en Bretagne pour monter des opérations de cette nature. Le Hénaff a acheté un vieux bateau à moteur, « Le jouet des flots », qui fait le cabotage des pommes de terre entre les ports bretons. Le plan est d’embarquer, dès la nuit tombée, à l’île Tudy, au sud de Quimper, de faire route toute la nuit en contournant l’île de Sein, et d’être, aux premières heures du jour, au nord d’Ouessant où une vedette rapide de la marine de Sa Majesté doit nous recueillir et nous emmener à toute vitesse vers les côtes anglaises.

J’ai un très vif souvenir de la journée d’attente que nous passons à Quimper, car Pierre Brossolette a utilisé les longues journées passées dans l’attente de l’opération aérienne pour écrire un livre de philosophie politique dont il nous lit les bonnes pages. A la fin de la journée, nous sommes à l’île Tudy, dans une villa appartenant aux parents de Le Hénaff. Et c’est là que les messages personnels nous apprennent que l’opération aura lieu.

Nous embarquons à la nuit tombée, sans que surgisse la patrouille allemande redoutée, et, vers 20 heures, nous faisons route. La mer est grosse. Beaucoup d’entre les passagers, sensibles au mal de mer, sont vite en piteux état, mais la perspective de toucher au but les soutient.

Malheureusement, « Le jouet des flots » est vieux. La violence des coups de mer disjoint une partie de la coque, une voie d’eau se déclare, le moteur est noyé et s’arrête.

Il est alors un peu plus de minuit. Nous sommes en vue des brisants de l’île de Sein, et n’avons aucune capacité de manoeuvre. L’alternative paraît simple : ou les brisants ou les Allemands et, dans ce cas, au mieux, le camp de concentration. C’est compter sans l’esprit marin de Le Bris, patron du bateau, qui avait décidé de partir avec nous. Il a à bord un morceau de voile et réussit, en pleine nuit, malgré un très violent roulis, à le hisser. Nous voilà à nouveau manoeuvrant. Notre vitesse maximale ne devait pas dépasser 3 noeuds.

Mais « Le jouet des flots » faisait eau. Encore fallait-il ne pas couler. Des pompes à main sont installées. La vigueur des jeunes aviateurs américains y fait merveille. Le Bris va tenter de nous faire accoster sur la pointe du Raz, en face de Plogoff. Il croit pouvoir nous donner le choix entre un accostage de nuit où nous nous abîmerons certainement sur les rochers à quelques dizaines de mètres de la côte, mais ceux qui pourront nager auront une chance d’arriver à la côte, sans être vus par les Allemands, ou une arrivée de jour où, voyant les récifs, il nous amènera à la côte, mais nous aurons la quasi-certitude d’être pris. Nous décidons pour l’arrivée de nuit, mais les courants en décident autrement. A huit heures du matin, dans le Feuten-Aod, anse abritée, nous sommes dans une mer calme, et, à notre surprise, nous ne voyons aucun Allemand, ce qui n’est pas une des moindres surprises de cette aventure puisque nous sommes le 4 février 1944, en un point fort du mur de l’Atlantique. Nous arrivons à accoster sur un rocher à trois mètres de la côte. L’eau est glacée et s’y tremper fait courir un risque de congestion. Le mât, coupé à coups de hache, sert de passerelle. Emile Bollaert, ancien préfet du Rhône, s’est vêtu de la tenue convenable à un préfet de la Troisième République qui rend visite au Chef de l’Etat, et le souvenir du représentant du Général de Gaulle en pantalon rayé, chaussures à boutons et guêtres, manteau à col de velours, chapeau bordé, avançant à califourchon sur ce mât brisé, en dit plus qu’un long discours sur les moyens misérables dont disposait la Résistance.

Mais nous avons mis pied à terre. Il n’y a pas d’Allemands. J’ai une carte Michelin de la région. J’identifie Plogoff. Je cherche à persuader Pierre Brossolette, accompagné d’Emile Bollaert, de se joindre à Emile Laffon et moi pour nous diriger immédiatement vers Plogoff à pied. Mais Le Hénaff est de la région. Il explique à Brossolette qu’il pourra rapidement faire venir une voiture qui emmènera Bollaert et Brossolette. Celui-ci, dans le souci d’éviter une fatigue supplémentaire à Bollaert, mal en point après cette nuit éprouvante, décide d’aller avec Le Hénaff dans une ferme voisine attendre la voiture.

Mais les Allemands apprennent vite qu’un bateau s’est échoué. Les barrages de la Feldgendarmerie se mettent rapidement en place ; lorsque, quelques heures plus tard, Brossolette, Bollaert et Le Hénaff partent en voiture, ils sont arrêtés par une patrouille allemande. Bien entendu, leurs papiers sont excellents, mais le fait qu’ils soient mouillés d’eau de mer les trahit. Ils sont arrêtés et, malgré des moyens importants mis en oeuvre, notamment la mission de Yeo Thomas parachuté immédiatement en France pour préparer leur évasion, Bollaert et Brossolette restent en prison.

Brossolette est finalement reconnu et sa mort héroïque fait partie de l’Histoire de France.

La manière dont Emile Laffon et moi avons réussi à rallier Paris en passant à travers les mailles du filet allemand a beaucoup moins d’intérêt. Disons que nous avons fait confiance au patriotisme et à l’esprit de résistance de Bretons choisis au hasard, ce qui était, à l’époque, statistiquement une bonne décision. J’avais retrouvé, dans cette expédition, le commandant Edmond Jouhaud que j’avais connu avant la guerre dans l’armée de l’air, et qui se trouvait là, envoyé par l’Organisation de Résistance de l’Armée. On trouvera un récit détaillé de cette aventure dans son livre « La vie est un combat », car le commandant Jouhaud est devenu le général Jouhaud, un des quatre généraux qui ont pris la tête de l’insurrection d’Alger, fut condamné à mort puis gracié. Une autre leçon que les jeunes générations peuvent tirer de cette histoire est donc que, pour les hommes de cette époque, même quand ils étaient intelligents et patriotes, il n’était pas toujours facile de trouver la bonne voie pour servir la France.

Jacques MAILLET

Compagnon de la Libération